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autres que la leur, crient tout de suite à l’indécence et à la promiscuité. J’imagine qu’il ne se produit guère ici que des gaillardises et des gaîtés un peu grossières que Méhémed pourrait retrouver dans nos campagnes, à une de nos veillées de village, ou bien un soir de moisson et de vendange ; on serait pourtant mal fondé à faire peser sur nos paysans l’accusation que lance ici Méhémed contre ceux qu’il appelle les kisil-bachi. C’est là une calomnie que les religions officielles se sont toujours complu à propager sur le compte des sectes qu’elles sentaient à côté d’elles vivre ou grandir dans l’ombre, offrant un mystérieux hommage à je ne sais quel dieu dans des réunions interdites aux profanes. L’homme se sent si mauvais, si plein de désirs pervers et de coupables ardeurs, qu’il est toujours naturellement porté à croire qu’on ne se cache que pour faire le mal. C’est ainsi que les païens ont prêté aux premiers chrétiens l’habitude de ces monstruosités, et plus tard les chrétiens aux pauvres Juifs, en leur attribuant en même temps des rites atroces et sanglans. En Syrie, pour n’avoir pu pénétrer encore l’énigme de la religion des Druses, on en conte autant de leurs assemblées nocturnes. Enfin en Perse on poursuit aussi de cette éternelle injure certaines sectes, celle par exemple des nossayrys ou khamouschys.

Les kisil-bachi, dont je devais entendre parler de nouveau à Amassia et à Zileh, paraissent d’ailleurs ressembler de la manière la plus frappante aux nossayrys de la Perse, et, si nous n’avons rien pu savoir de leurs idées dogmatiques, tout ce que nous avons appris de leurs mœurs se rapporte fort exactement à ce qu’on raconte des sectaires de l’Iran. C’est bien une secte d’origine persane, car ils deviennent plus nombreux à mesure qu’on approche de la frontière du Kurdistan et de la Perse, et les Turcs les confondent dans leur antipathie avec les musulmans chiites, car ils ne donnent souvent aux uns et aux autres qu’un même nom, ce titre de kisil-bachi, toujours prononcé avec un accent marqué d’horreur et de mépris. Ce ne sont pourtant pas de simples adorateurs des Imams ou descendans d’Ali, car les Persans orthodoxes tiennent à ne pas être confondus avec ces hérétiques et prennent cette épithète pour une mortelle injure. Dernièrement M. K…, négociant suisse établi à Amassia, ayant appelé kisil-bachi, devant le medjilis, un marchand de Tauris, il y eut une sorte d’émeute parmi les Persans de la ville, et tous vinrent en corps réclamer du pacha une satisfaction pour leur honneur outragé. Enfin les Persans proprement dits, pas plus que les Osmanlis, ne boivent ouvertement, comme les kisil-bachi, des liqueurs fermentées et ne mangent du porc ; ils ne laissent pas non plus à leurs femmes la pleine liberté dont jouissent celles de ces sectaires : celles-ci se voilent devant les personnes étrangères à la