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mêmes l’esprit militaire en faisant entrer quelques-uns de leurs fils dans l’armée, en les acheminant, par l’école, aux grades d’officiers et de généraux. Loin de là, elles se tiennent toutes à l’écart, bien plutôt par apathie que par bouderie et par hostilité contre ce nouveau régime qui les ruine. Les plus ambitieux de ces seigneurs déchus se contentent, comme Aslan-Bey, de fonctions locales qui les aident à faire figure dans leur canton, à soutenir quelque temps encore un train de maison auquel, par orgueil et par imprévoyance, ils ne peuvent se décider à renoncer. Le jour où quelque intrigue les leur fait perdre, ils empruntent, pour reconquérir leur place ou pour parer aux besoins les plus pressans, à quelque riche Arménien, comme Hadji-Ohan, à qui on peut s’en rapporter pour achever lentement et sûrement la ruine commencée. Quant aux bureaux de la Porte, à la diplomatie, à l’administration, à l’école militaire, le recrutement de ces divers services ne se fait guère que parmi les fils des familles établies à Constantinople ou dans quelque autre des grandes villes de l’empire. Cette sorte de petite noblesse provinciale, si l’on peut employer ce mot de noblesse dans un pays où l’hérédité du nom n’est qu’un fait très exceptionnel, avait, jusqu’à ces derniers temps, sur les Turcs des villes, l’avantage de vivre dans des conditions plus normales et plus saines, plus conformes au passé de cette race et à son génie propre, plus voisines de la tente tartare et de la tribu primitive. Dans une société où tout était simple, besoins, idées et sentimens, et que ne troublait aucun mouvement d’esprit, aucune passion révolutionnaire, il s’était naturellement établi une bienfaisante solidarité entre ces familles jouissant d’une importance quelquefois séculaire et les générations qui se succédaient à leur ombre, et qui profitaient de leur influence et de leur richesse sans avoir jamais à souffrir d’une morgue nobiliaire tout à fait inconnue en Orient. En même temps la Turquie avait là une pépinière de braves soldats et de chefs vaillans que préparaient aux fatigues de la guerre la vie des champs et ses travaux, tandis que l’exercice héréditaire de cette sorte d’autorité patriarcale leur donnait l’instinct et l’accent du commandement. C’étaient là des forces qu’il importait sans doute de régler, mais qu’il a été imprudent et fatal de détruire, à moins que Mahmoud et ses successeurs ne se soient uniquement proposé de faire les affaires des chrétiens d’Orient. Sous le poids du nouveau régime, la race turque diminue rapidement en nombre, eh activité et en richesse, dans ces provinces mêmes de l’Anatolie où elle était autrefois si compacte et si florissante ; le paysan, livré sans défense à un despotisme administratif qui n’a de puissance que pour le mal, s’appauvrit et disparaît ; la conscription lui enlève ses fils, qui ne reviendront pas ; le