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qu’avaient créée un état social et des mœurs toutes différentes de celles qui tendent à prévaloir aujourd’hui. Les dynasties provinciales qui s’appuyaient sur ces petites dynasties locales, et qui leur accordaient une influence et un rôle héréditaires, ont disparu l’une après l’autre. Il n’y a plus maintenant que deux manières de devenir ou tout au moins de rester riche, le travail intelligent, et la plupart du temps ces espèces de seigneurs déchus manquent d’intelligence et d’activité, ou des fonctions conférées par le pouvoir central, et le plus souvent elles sont données de préférence à des gens étrangers au pays et envoyés de Constantinople. Ajoutez que les habitudes militaires se perdent dans ces familles, et pourtant c’étaient ces habitudes qui les avaient élevées au-dessus de la foule ; c’étaient elles qui entretenaient leur dignité et qui leur donnaient un véritable ascendant, un réel et durable prestige. Le grand-père d’Aslan-Bey était allé, à la tête d’une troupe nombreuse de cavalerie, avec le grade de bimbachi ou chef de mille hommes, à la guerre contre les Autrichiens. Son père conduisit en 1829, contre les Russes, vingt cavaliers armés et entretenus à ses frais ; mais lors de la dernière guerre, en 1854, personne d’ici ne bougea. C’est qu’aussi le temps n’est plus à ce genre de service. Dans la dernière lutte, on n’a tiré aucun profit des bachi-bozouks ou irréguliers. Les généraux ne savaient pas s’en servir et tâchaient le plus possible de s’en débarrasser. Il n’y a plus vraiment de place dans l’organisation militaire de l’empire ottoman pour ces chefs de volontaires marchant à la tête des hommes de leur canton, conduisant au feu, du droit de leur héréditaire valeur et des services passés, les fils des vieux compagnons d’armes de leur père. C’était pourtant là un élément de cohésion et de force vivante qu’il a été plus facile de supprimer que de remplacer, car on ne trouverait guère encore dans la nouvelle armée turque ce respect de l’uniforme, ce culte du drapeau, ces sentimens de solidarité et d’honneur militaire qui font la puissance de nos grandes armées régulières. Les officiers, demandez à ceux qui les ont vus à Kars, sur le Danube et en Crimée, sont, à très peu d’exceptions près, au-dessous de tout ce qu’on peut imaginer.

Ces familles, qui pourraient exercer une utile influence dans quelques-unes des provinces agricoles de la Turquie, ne font aucun effort sérieux pour échapper à une décadence dont elles s’attristent sans la combattre. Si elles comprenaient leurs intérêts, elles tâcheraient de pousser leurs fils dans les carrières administrative et judiciaire, et commenceraient par les envoyer à Constantinople, dans ces bureaux et auprès de ces ministres de qui tout dépend maintenant en Turquie ; elles tâcheraient surtout d’entretenir chez elles-