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forment une sorte de ligue pour l’exploitation du pays. C’est une table dressée où chacun mange à son rang et suivant son appétit. De la part d’un gouverneur, accueillir des plaintes contre un des fonctionnaires inférieurs, s’aviser de lui donner tort, ce serait en quelque sorte manquer au serment tacite de l’association et trahir de fidèles alliés.

Au bout de deux mois, Aslan-Bey s’échappa de prison et réussit à gagner Constantinople ; il était riche, il avait des amis puissans ; il obtint du divan qu’il ordonnât au gouverneur-général de la province d’examiner lui-même cette affaire. Heureusement pour lui, Riswan-Pacha, le haut fonctionnaire auprès duquel il se trouve au moment de notre séjour à Iusgat, était au plus mal avec son subordonné, le gouverneur d’Angora ; on comptait que cette circonstance le déciderait à rétablir Aslan-Bey dans ses anciennes fonctions. Puisqu’il tenait à son cher mudir, le village de Boghaz-Keui ne regarderait sans doute pas à payer les frais de sa rentrée aux affaires. Khalil-Bey et tous ceux qui dépendaient d’Aslan à divers titres attendaient avec une impatience facile à concevoir la décision de Riswan-Pacha. Pour Aslan-Bey et pour tous les siens, c’était, on peut le dire, une question de vie ou de mort. S’il redevenait mudir, il pourrait boucher les trous qu’avaient faits à sa fortune sa lutte contre le pacha d’Angora et la nécessité de s’assurer des protecteurs à Constantinople. Alors les serviteurs, les flâneurs qui vivaient sous son toit recommenceraient à faire chère lie ; on recevrait de petits cadeaux de l’un et de l’autre, on serait bien mis et bien nourri. Si au contraire on échouait dans les tentatives faites auprès de Riswan-Pacha, Aslan-Bey verrait tous les jours augmenter les dettes qu’il avait dû contracter, et d’ici à quelques années il ne resterait plus rien de la fortune paternelle. La misère s’installerait peu à peu dans cette grande maison tombant en ruine, et que délaisseraient les uns après les autres amis et serviteurs. Telles étaient les questions qui occupaient en ce moment notre hôte et qui passionnaient tout le village. Quel a été le dénoûment de la lutte ? Je ne le sais, et peu importe ; mais, les péripéties m’en ont paru intéressantes à noter pour faire comprendre à quoi tiennent en Turquie la fortune d’un fonctionnaire et le sort des administrés.

C’est là, depuis cinquante ans, l’histoire de beaucoup de ces familles qui forment dans les provinces turques ce que l’on appellerait en Angleterre la gentry. Comme bien peu d’entre elles savent renouveler et augmenter leur fortune par le travail, par une judicieuse exploitation de leurs capitaux et de leurs biens, il suffit d’un accident, tel que celui qui venait de frapper Aslan-Bey, pour épuiser rapidement toute cette richesse, pour faire évanouir une importance