Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À Iusgat, on ne se cache pas pour regretter les Tchapan-Oghlou, leur intelligente et brillante domination. D’après ce que j’ai pu tirer des renseignemens que me donnaient des gens qui n’ont pas la moindre idée de la chronologie, c’est vers 1820 que serait tombée leur puissance. Soliman-Bey étant mort à peu près à cette époque, ses fils ne s’entendirent pas, et le sultan envoya ici des troupes et un gouverneur. En un instant, cet empire disparut, et la dynastie ottomane reprit possession de vastes provinces qui lui avaient à peu près échappé depuis longtemps ; mais le plus jeune des fils, Achmet-Bey, ayant continué de résider à Iusgat, avait conservé, par sa richesse, par ses relations intimes avec les tribus kurdes et turcomanes, une influence gênante pour les pachas. Il refusait de paraître au medjilis, ne prenait aucune part à ses délibérations et à ses décisions, et en contrecarrait sans cesse l’effet par l’autorité qu’il exerçait sur les esprits dans la ville et au dehors ; la situation n’était pas supportable pour les gouverneurs. Un d’eux, Vedjih-Pacha, ne pouvant accepter plus longtemps cette dangereuse rivalité, obtint des ordres de Constantinople, réunit des troupes dans la ville et autour de la ville, et une nuit Achmet-Bey, qui ne s’attendait à rien de pareil, fut enlevé et conduit, au cœur de l’hiver, par des routes couvertes de neige, à Angora, et de là à Brousse et à Constantinople. Il resta deux ans exilé. Pendant ce temps, le splendide palais que son père s’était construit, aux dépens surtout des ruines de Nefez-Keui, l’ancienne Tavia, avait été brûlé par accident, dit-on ; ses affaires avaient souffert, ses ennemis s’étaient emparés d’une partie de ses biens ; enfin il lui fallut acheter cher à Constantinople la permission de retourner à Iusgat. Il rentra appauvri et humilié ; depuis lors il s’est tenu tranquille : l’âge d’ailleurs est arrivé, les anciens souvenirs se sont effacés ; une révolte d’un particulier est devenue de plus en plus impossible dans l’empire, façonné à la règle et chaque jour plus docile. Achmet-Bey s’est résigné. Il occupe une position honorable et tout exceptionnelle dans la ville, quoiqu’il ne soit pas riche et que le plus clair de son revenu soit une forte pension que lui fait le gouvernement ; on le respecte, on le salue comme le fils d’un ancien roi, comme le représentant d’une illustre famille. De nombreuses marques de déférence, venues d’en haut et d’en bas, le consolent du pouvoir perdu. On l’a jugé assez peu dangereux pour que le pacha, absent plus d’un mois, l’ait pris pour son remplaçant ou vekil pendant tout le temps qu’il devrait passer loin de la ville. Nous allâmes faire une visite à Achmet-Bey, qui nous reçut très poliment ; c’est un homme de taille moyenne, à figure d’oiseau de proie, d’une laideur qui ne manque pas de caractère. Il y a sur sa physionomie une tristesse qui s’explique