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hommes sont souvent obligés de se contenter, quoiqu’ils n’aient ni vin ni liqueur pour en corriger le goût.

Tous les villages que nous rencontrons dans ce trajet sont musulmans. Il en est un pourtant, nommé Aslan-Hadjili, où nous trouvons trois Grecs cappadociens de Nevscheïr. Ils ont ici une fabrique d’huile de lin qu’ils débitent dans les villages voisins. ils y passent les trois quarts de l’année avec ceux de leurs enfans qui sont assez grands pour les aider dans leur travail. Leurs femmes sont restées à Nevscheïr, où ils iront les retrouver pour les fêtes de Pâques. Ils savent un peu le grec, mais ils y mêlent tant de mots turcs, surtout ils le prononcent d’une manière si étrange, que je ne comprends rien à leur langage, et eux, de leur côté, n’entendent guère mieux mon grec d’Athènes. J’avais rencontré de même, dans un village kurde de l’Haïmaneh, des Grecs d’une autre ville de Cappadoce, Nigdé ; ils étaient quatre, et je les avais pris d’abord pour des derviches à cause de leurs bonnets de feutre en forme d’œuf. C’est, m’expliquent-ils, une sorte d’insigne qui annonce leur profession : ils parcourent toute la province d’Angora en exerçant de village en village leur industrie, la fabrication des grandes pièces de feutre dont on couvre ici le sol des maisons en guise de tapis. Leur grec m’était resté aussi à peu près inintelligible. Dans leur district, il y a, me disaient-ils, plus de trente villages grecs. On n’y a jamais tout à fait perdu l’usage du grec ; la langue parlée parmi eux s’est conservée et a vécu dans un isolement presque complet au sein d’une province reculée, à l’abri des influences savantes et de l’effort parfois inintelligent qui depuis la fin du siècle dernier s’exerce sur le romaïque de la Grèce et des îles, et qui tend à le rapprocher de plus en plus de l’ancienne langue littéraire : aussi a-t-elle peut-être gardé quelques tours, des expressions, des formes propres à l’ancien dialecte de la Cappadoce, tel qu’il se parlait à l’époque gréco-romaine, et il doit y avoir là de curieuses variétés à observer et à noter. Je regrette fort de n’avoir pas le temps d’aller visiter ces Grecs cappadociens. Il faudrait se hâter, car depuis qu’on jouit de plus de tranquillité et que les communications sont devenues plus faciles, là aussi le souffle d’une renaissance littéraire se fait sentir : on fait venir des journaux, des livres et des maîtres d’Athènes. Avec eux viendront aussi le pédantisme et le purisme ; on abandonnera, comme impropres et bas, les vieux termes locaux, qui, même sous la forme barbare que souvent ils ont prise, ont toujours tant d’intérêt pour le philologue, et ces tours populaires dont la vive franchise et la pittoresque naïveté font l’originalité et la vie d’une langue. On cherchera à y substituer ce patois artificiel et compassé, cette gauche et plate contrefaçon du grec ancien qui est maintenant de mode à Athènes.