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était poussé, on poussait. Au jour, on vit avec horreur qu’on poussait des cadavres. Ils allaient, mais ils étaient morts. On en retire de douze à quinze ; on les promène devant l’hôtel de Law, dont on casse les vitres. On porte un corps de femme au Louvre, au petit roi Louis XV. Villeroy, effrayé, descend, paie l’enterrement. Trois corps vont au Palais-Royal. Il était six heures du matin. Le régent, « blanc comme sa cravate, » s’habille en hâte. Deux ministres descendent, haranguent, amusent ce peuple, au fond crédule et débonnaire. Cependant des soldats déguisés avaient filé dans le palais. À neuf heures, le régent, assez fort, fit ouvrir la grille ; le torrent s’y jeta, et, la grille se refermant, il fut coupé. On en eut bon marché. Law osa sortir à dix heures. Reconnu, arrêté, il descendit de voiture, montra le poing, et dit : « Canaille ! » On recula. Lui entré au Palais-Royal, son carrosse fut brisé, le cocher blessé. Law n’osa plus sortir, coucha chez le régent.

Le parlement, loin d’apaiser les choses, repoussait durement les expédiens de Law, ses essais misérables pour ramener un peu de vie, de confiance. Le 20 juillet, on condamna ce corps au très doux exil de Pontoise, vraie faveur qu’il méritait peu et qui le posait glorieusement devant le public. Le régent donna de l’argent pour faciliter le petit voyage, en donna au premier président pour tenir table ouverte et régaler les magistrats. En arrivant, pour poser leur justice, leur inaliénable droit, ils dressèrent leur gibet, jugèrent, firent pendre un chat : facétie déplacée dans ce moment tragique. Une autre, ce fut le spectacle du grand patriote Conti, qui vint mettre le poing sous le nez au régent. Le héros de la rue Quincampoix, illustre par ses trois fourgons, grotesque par sa galante femme et par sa figure ridicule, tout à coup se pose en Caton. Lui seul peut réformer l’état. Il va se mettre à la tête des troupes et prendre la régence. On rit. Ce fou n’est pas le seul. Il arrive alors ce qu’on voit aux époques infiniment malades : tout esprit s’obscurcit. Law, le régent, quand on les suit de près, sans être tout à fait en démence, sont manifestement effarés, incertains ; ils perdent le sens du réel et toute présence d’esprit. Ni l’un ni l’autre n’étaient nés pour endurer froidement la haine publique, et ils en étaient éperdus.

L’anathème, la malédiction des grandes foules a un magnétisme terrible pour frapper d’impuissance, d’aveuglement, d’hébétement. Ils essaient coup sur coup je ne sais combien de choses vaines, puériles, font édits sur édits. Par exemple Law imagine d’inviter les négocians à faire des dépôts à la Banque, à faire leurs comptes en banque, à la manière de la Hollande ; on recevra et l’on paiera pour eux. La belle imitation ! comme il est vraisemblable, dans un tel discrédit, que cette misérable caisse va attirer l’argent comme l’antique, la vénérable, la solide caisse d’Amsterdam !