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Que fût-il arrivé, si Law, tellement menacé des Anglais, se fût mis en travers du prince agioteur, s’il eût bravé le borgne et sa vipère ? Je le laisse à penser. Certes des hommes plus vaillans que lui auraient fort bien pu avoir peur, se sauver. Il resta pour son déshonneur. Sa femme et sa fortune, ses rêves utopiques, le firent rester sous le couteau.

Voilà le spectacle de honte. Les malheureux rentiers, refoulés de la banque et qui exigent leurs reçus, sont en foule au trésor pour avoir ces reçus. Ils y font queue jour et nuit ; ils couchent, mangent dans la rue, pour ne pas perdre, leur tour. Enfin celui qui à la longue l’a, ce bienheureux reçu, aura-t-il l’action en échange ? Il se précipite à la banque, même foule ; il se trouve à la queue de la file immense, et des derniers peut-être. Le public non rentier a eu certes le temps de passer devant lui, n’ayant à remplir nulle formalité préalable. C’est là l’odieuse vue qui nous frappe, ce qui se passe en pleine rue : mais si l’on voyait les coulisses, si l’on voyait, la nuit ou le matin, ce misérable serf Law, chapeau bas, donnant, offrant à ses tyrans les actions qui sont le pain et la vie du rentier, si l’on voyait la meute des vampires et harpies titrées que ne peuvent éconduire les besoins les plus indécens, cet ignoble pillage ferait bondir le cœur, on serait obligé de détourner la vue.

Le 22 septembre pourtant Law eut horreur de ce qui se passait. Il fit décider par la compagnie (et contre l’arrêt du conseil) qu’on ne donnerait plus d’actions pour or ni pour billets, mais uniquement en échange des récépissés des rentiers, en un mot que les actions rentières, selon son plan, son but, seraient réservées aux créanciers de l’état. Insistons sur ceci, Forbonnais l’a bien dit : « Il fut arrêté à la compagnie (non au conseil). » L’auteur d’excellentes recherches sur le système, M. Levasseur, a vérifié aux archives qu’il n’y eut nul arrêt du conseil. La compagnie seule a donc l’honneur de cette mesure. Elle n’aurait jamais cependant hasardé un tel acte contre les arrêts du conseil sans l’aveu du premier des actionnaires, de son président ; le régent. Ce prince, qui libéralement comblait d’actions les membres du conseil, M. le Duc, M. le prince de Conti, etc., ne croyait pas leur nuire en fermant le bureau à la foule des agioteurs ; mais ce qu’il leur donnait de la main à la main n’était rien en comparaison des profits qu’ils faisaient par leurs prête-noms dans les hausses et les baisses, les secousses violentes, habilement calculées, de l’agiotage. Voilà le profitable jeu qu’il fallait continuer. Ajoutons que si les princes, se contentant de voler seuls, avaient exclu les autres, rejeté dans la rue la longue file des agioteurs, ils se seraient trop démasqués ; leur épouvantable fortune eût été trop au jour. Il leur était plus sûr de ne pas gagner