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II. — LA CRISE DE LAW. — AOUT-SEPTEMBRE-OCTOBRE 1719.

Montesquieu parle quelque part d’une pièce de ce temps-là, Ésope à la cour, et dit qu’en sortant de la voir, il se sentit la plus forte résolution qu’il ait jamais eue d’être honnête homme. Cette pièce avait fait aussi impression sur Law. Ruiné par le système, il écrivait en 1724 : « On a mis sur la scène l’exemple du désintéressement dans le personnage d’Ésope. Ses ennemis l’accusèrent d’avoir des trésors dans un coffre qu’il visitait souvent. Ils n’y trouvèrent que l’habit qu’il avait avant d’être ministre. Moi, je suis sorti nu, je n’ai pas sauvé mon habit. »

Cela est beau, pourtant ne suffit pas. Sortir nu, ce n’est pas assez. L’essentiel est de sortir net. Ésope retrouva mieux que l’habit, l’honneur. Law a-t-il retrouvé le sien ? Ne devait-il pas expliquer les circonstances qui le rendirent complice (désintéressé, il est vrai, mais complice après tout) du pillage honteux qui se fit ? N’eût-il pas mieux valu avouer franchement ce qui lui donnerait devant l’avenir des circonstances atténuantes, sa faiblesse de caractère, sa servitude domestique, l’entraînement surtout de l’utopiste mené par un mirage à travers les marais fangeux ? Un petit mal pour un grand bien ! une heure de brigandage, et demain le salut du monde ! Selon toute apparence, il se paya de cette raison.

Il est mort sans parler, abandonnant sa mémoire. Il nous reste une énigme. Pourquoi ? Il n’eût pu se laver que par le déshonneur des autres, et de ceux qui restaient puissans. Il est mort à Venise en 1729, triste solliciteur, tremblant apologiste, qui justement s’adresse aux coupables, aux auteurs de sa ruine. La faute en est à sa grande faiblesse, disons-le, à ses deux amours. D’une part, cette fière Anglaise qu’il avait enlevée ne veut pas rester pauvre ; elle le fait écrire, elle écrit elle-même à M. le Duc pour recouvrer le bien de ses enfans. Lui, d’un autre côté, le pauvre homme, est le même joueur obstiné, chimérique, amoureux de sa grande idée, et si follement amoureux qu’il s’imagine que les voleurs qui ont tant d’intérêt à le tenir loin vont le rappeler, l’essayer de nouveau, lui donner sa revanche.

Voilà ce que c’est que la France. Law n’était pas né fou, mais ici le devint. Un certain vin nouveau cuvait. Le sage Catinat, Vauban, Boisguillebert, le bon abbé de Saint-Pierre, chacun à sa manière, rêvaient, quoi ?… la révolution. Le meilleur ne se disait pas et ne s’imprimait pas, circulait sourdement. En Law fut, si je ne me trompe, bien moins l’invention que la concentration des idées capitales