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Contre cet affreux dogue l’ambassadeur Stairs et ses dents, Law ne se rassurait que par un bouledogue qui valait l’autre pour la férocité. Il coûtait gros. Si on ne l’eût gorgé de minute en minute, il eût mangé son maître. M. le duc (c’est de M. le duc de Bourbon que je parle), même avant le succès de Law, en mars 1719 déjà, tire de lui 1 million pour un petit duché qu’il lui fait acheter en août 8 millions par la Bourse. Comme le chien d’enfer, il mangeait par trois gueules. Ce n’était jamais fait. Après lui arrivaient sa mère, sa grand’mère, son frère Charolais. En les gorgeant, on ne faisait qu’irriter l’envie, l’appétit des Conti. Et ce qui était effrayant, c’est que, derrière les princes, arrivait la file infinie de la mendicité d’épée, les grands seigneurs qui daignaient protéger Law en tendant la main, les nobles et quasi nobles, un monde de pauvres menaçans, — plus l’armée de ses amoureuses, duchesses, et comtesses, et marquises, des femmes impudentes et jolies, qui personnellement le sommaient, ne lui faisaient pas grâce, exigeaient qu’on les achetât.

Voilà les deux abîmes que Law vit béans à ses pieds. À droite, le précipice où la maltôte et les Anglais voulaient le faire tomber, à gauche ce gouffre de noblesse, cette bourbe profonde, la prostitution mendiante.

On a peint plus ou moins l’extérieur du système, mais jamais le dedans. On a été discret, prudent, respectueux. Du Hautchamp et les autres, Barbier, Marais, Buvat, sont pleins d’omissions volontaires. Le sage Forbonnais, compilateur tardif, donne les chiffres et non les personnes. Le violent Pâris-Duverney, si impétueux contre Law dans le livre où il semble vouloir le tuer (après sa mort), a l’art de ne point voir les maîtres et tyrans de Law, ceux qui eurent s’en faire un jouet. On croyait tout cela éteint et oublié, et l’on peut dire en cendres. En effet, les registres, actes, pièces, tous les monumens du système avaient été brûlés en 1722. On avait établi une bonne cage de fer, de dix pieds sur huit, dans la cour de la banque (aujourd’hui la Bibliothèque). Là tout passa aux flammes. Nul procès désormais possible. — Mais celui de l’histoire serait-il impossible ? Non. Par une industrie patiente, en rapprochant des faits qui jusqu’ici ne présentent aucun sens, nous espérons refaire la Sodome pour la foudroyer.

Ce qui a bien servi pour obscurcir la vue, faire cligner les plus clairvoyans, c’est la foule elle-même, l’amusement de ces tableaux mouvans, le va-et-vient de la rue Quincampoix. Il en reste de bonnes gravures[1] : on voit là le flux et reflux de cette mer, les

  1. Entre autres un beau volume hollandais à la bibliothèque de la ville de Paris.