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offert aux paysans cinq roubles par insurgé qu’ils livreraient. En Lithuanie, plus récemment, le gouverneur militaire, le général Nazimof, publiait une proclamation où il s’adressait particulièrement aux paysans pour leur rappeler leur récent affranchissement et les détourner de toute participation aux mouvemens insurrectionnels : «Je m’adresse à vous, disait-il, paysans des gouvernemens de Wilna, Grodno, Kowno et Minsk;... vous devez prouver l’impuissance de pareilles tentatives, arrêter immédiatement tout individu qui oserait les entreprendre et le livrer aux mains de l’autorité la plus voisine pour qu’il soit traité selon la loi... » C’est ni plus ni moins le langage tenu en Galicie au moment des massacres de 1846. Je ne veux point dire que ces excitations aient été partout sans effet et que l’appât du butin n’ait point entraîné quelques malheureux; mais en général les paysans ont résisté à ces suggestions violentes : ils ont été de plus en plus les alliés du mouvement, et ici encore c’est l’armée russe qui a pris soin de les éclairer en n’épargnant ni leurs villages ni leurs familles. S’ils n’ont pas pris une part plus grande, plus visible à l’insurrection, c’est tout simplement parce qu’ils n’avaient pas d’armes et qu’on n’en avait pas à leur donner quand ils se présentaient. Pour tout le reste, ils sont évidemment liés à la cause commune. Et de fait, s’il y avait dans les campagnes une population ennemie, comment expliquer la durée et les progrès de cette insurrection pendant deux mois? La moindre hostilité de la part des paysans serait la perte des insurgés. Ces bandes, mal armées, mal vêtues au cœur de l’hiver, eussent été affamées et gelées en quelques jours; elles n’auraient eu ni vivres, ni vêtemens, ni refuge, ni aucun moyen de soigner leurs blessés. Elles ont vécu et elles vivent cependant : ce sont les paysans qui leur assurent des vivres, des secours, qui reçoivent leurs blessés et les soignent.

La vérité est que cette insurrection est devenue l’œuvre de tout le monde, et que du concours universel est née cette organisation dont il faut se rendre compte pour comprendre combien elle est difficile à vaincre et à déraciner. Il y a en effet une petite armée régulière, permanente, mobile, prête à se porter partout, manœuvrant avec dextérité, et en même temps il y a dans chaque district une pospolite, suivant le vieux mot polonais, une sorte de landwehr toute locale ; ceux qui la composent vivent chez eux, dans les fermes ou dans les usines, se lèvent au premier signal pour combattre, le plus souvent sans sortir de leur circonscription, et se dispersent après l’action. Plus loin une autre pospolite est prête à se lever au même signal et dans les mêmes conditions. De là cette multitude de bandes qu’on voit surgir, qui ne sont jamais les mêmes, qui se dispersent en effet comme le disent les bulletins officiels, mais qui sont tou-