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recrutement, c’est l’insurrection se répandant dans tout le pays comme une traînée de feu.

Au premier instant, le gouvernement ainsi engagé et ceux qui le représentent dans l’Occident se hâtent de dire que ce n’est rien, que tout est fini déjà, ou va finir le lendemain, le jour suivant au plus tard, que ce n’est plus que la dernière convulsion d’une agonie. Et d’abord quand cela serait, quand cela eût été, quand une répression foudroyante et irrésistible eût étouffé dans son explosion même cette révolte de l’instinct d’un peuple, la question resterait-elle moins entière? Le droit aurait-il péri avec ces victimes inconnues d’une échauffourée sanglante? Mais non, rien n’est fini, ni le lendemain, ni le jour suivant; tout commence au contraire. Ces fuyards de la conscription, ces outlaws se rallient dans les forêts, s’improvisent soldats pour leur pays, pour leur nationalité. La persistance et l’étendue du mouvement déconcertent la répression, qui s’épuise en bulletins de victoire et en contradictions, réduite à n’atteindre que des tronçons qui s’agitent partout à la fois pour se rejoindre. Des bandes qu’on pense avoir détruites reparaissent un peu plus loin; des chefs qu’on dit avoir blessés et rejetés hors du territoire se retrouvent pleins de vigueur, prêts à reprendre leur élan, disputant le terrain par l’habileté ou par l’audace. Des hommes sans armes tiennent tête à toute une armée, à un empire. On les appelle d’abord des brigands, puis des insurgés, puis l’ennemi, et les engagemens deviennent des batailles dans le langage officiel lui-même. Quant aux victimes et aux scènes de dévastation, ce n’est point malheureusement ce qui manque. La répression semble se venger de son impuissance par les excès. De jour en jour ainsi la lutte grandit et se complique. La peur de la contagion ou je ne sais quelle fantaisie de solidarité d’oppression et d’absolutisme attire une puissance voisine dans le piège d’une intervention qui soulève le sentiment universel, déjà bien assez ébranlé par le spectacle de ce combat inégal plein d’héroïsme, de pitié et de terreur, et devant l’Occident la question polonaise se relève tout entière avec ce qu’elle a de complexe, de profond et d’émouvant; elle se relève dans ce duel nouveau d’un peuple et de la domination étrangère comme un problème qui, par sa nature, dépasse la sphère d’une lutte purement intérieure, qui pèse sur la conscience de l’Europe si étrangement remuée aujourd’hui, qui touche à tout, à la politique, à l’humanité, à l’inviolabilité du sentiment d’indépendance nationale, et qu’on ne peut plus éluder désormais en présence d’un droit rajeuni dans le sang versé à flots.

Certes ce n’est point d’aujourd’hui qu’il existe, ce problème d’une nationalité qui ébranle le monde de ses tressaillemens douloureux.