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même que les invitations à l’ivresse, le mépris affecté de la science et l’envie des hommes d’action que nous avons remarqués chez Li-taï-pe nous avaient révélé indirectement l’importance que les Chinois attachent à l’étude, le patriotisme de Thou-fou, par l’expression qu’il revêt, fait apparaître devant nos yeux l’idéal de civilisation d’après lequel la société chinoise s’est façonnée, le patron moral en quelque sorte qu’elle a pris pour modèle, et nous révèle le prix qu’elle attache à ces deux biens, la paix et le travail. Le patriotisme de Thou-fou nous transporte aussi loin que possible du patriotisme qui est propre aux races militaires et aux civilisations belliqueuses. Si l’âme du poète s’indigne, si son cœur saigne, ce n’est point parce que l’empire est en danger et que les armées impériales ont éprouvé des défaites : non, l’empire est puissant, et les armées impériales ont partout triomphé; mais cette nécessité d’envoyer aux frontières tant d’hommes valides, fleur de chaque génération, enlève au travail ses meilleurs instrumens, et transforme en déserts les contrées les plus fertiles. Si la patrie n’est pas humiliée, elle est appauvrie et troublée. Le bonheur de la famille est détruit, l’épouse et l’époux, séparés violemment l’un de l’autre, passent leur vie comme des étrangers qui ne se connaissent pas, et la jeune fille, suivant les conseils que lui donne Li-taï-pe, se résigne à ne pas soupirer de peur d’avoir à soupirer trop longtemps. Cette société pacifique d’agriculteurs, d’artisans et de lettrés n’a pas fait entrer la force parmi les élémens de sa civilisation : aussi est-elle toujours réduite à soutenir la plus ruineuse des guerres, la guerre défensive. Les peuples militaires ont au moins la ressource de nourrir la guerre par elle-même, mais la guerre défensive est la ruine de la société qui est forcée de la subir; elle dévore et ne rend rien, chaque pièce d’argent qu’elle absorbe est une perte sèche qui ne se compense par aucun gain. La guerre est horrible pour tous les peuples, et, même chez le belliqueux Romain, le poète pouvait la représenter comme détestée des mères; mais chez l’industrieux et pacifique Chinois l’horreur qu’elle inspire naturellement est doublée par le regret des biens qui lui sont chers avant tout et qu’elle lui enlève. Heureuse ou malheureuse, la guerre pour une pareille société a toujours le même résultat, la ruine. Les adversaires d’un tel peuple, même battus, risquent et perdent moins que lui, pour lequel chaque victoire équivaut à une défaite. Aussi le peuple chinois a-t-il trouvé de tout temps qu’il était moins dispendieux de se laisser vaincre et conquérir, et qu’il était plus sage de reprendre, par les ruses patientes de la civilisation, ce que la violence barbare lui enlevait que de s’épuiser pour défendre ce qu’il n’était pas sûr de conserver. On a beaucoup parlé de la lâcheté des Chinois;