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entre ceux qui interrogent, — les soldats osent exprimer ce qu’ils ressentent d’un ton violemment irrité. — « Ainsi donc, disent-ils, l’hiver n’apporte pas même un moment de trêve, — et les collecteurs viendront encore pour réclamer ici l’impôt. — Mais cet impôt, de quoi donc pourrait-il sortir? — N’en sommes-nous pas venus à tenir pour une calamité la naissance d’un fils, — et à nous réjouir au contraire quand c’est une fille qui naît parmi nous? — S’il vient une fille, on peut du moins trouver quelque voisin qui la prenne pour femme; — mais si c’est un fils, il faut qu’il meure et qu’il aille rejoindre les cent plantes[1]. — Prince, vous n’avez point vu les bords de la mer bleue, — où les os des morts blanchissent, sans être jamais recueillis, — où les esprits des hommes récemment tués importunent de leurs plaintes ceux dont les corps ont dès longtemps péri. — Le ciel est sombre, la pluie est froide sur cette lugubre plage, et des voix gémissantes s’y élèvent de tous côtés. »


UNE BELLE JEUNE FEMME.

« Il est une femme qui par sa beauté l’emporte sur les générations passées comme sur la génération présente. — Elle vit dans la solitude, au fond d’une vallée déserte. — Elle se dit : Je suis fille d’une maison illustre; — tombée dans le malheur, c’est aux lieux sauvages que je demande un asile. — De grands désastres ont ensanglanté ma patrie ; — mes frères aînés et mes frères cadets sont morts égorgés; — ils étaient grands, ils étaient puissans parmi les hommes, — et je n’ai pas même pu recueillir leur chair et leurs os pour les ensevelir. — Les sentimens du siècle sont de fuir et de haïr tout ce qui tombe. — Se croire assuré de quelque chose, c’est compter sur la flamme d’une lampe qu’on promène au vent. « 

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« J’envoie mes femmes vendre au loin les perles de ma parure, — et ne m’adresse qu’aux plantes grimpantes pour réparer ma maison de roseaux. — Mes femmes m’apportent des fleurs, je refuse d’en orner ma chevelure. — Ce que je prends à pleines mains, ce sont des branches de cyprès. — Le ciel est froid, les manches de ma robe bleue sont légères »


Eh bien! ne vous semble-t-il pas que, malgré les obstacles que lui oppose la traduction, le sentiment qui est contenu dans l’original a conservé assez de force pour remuer en nous les émotions de la sainte humanité. Ce patriotisme chinois a trouvé des accens capables d’émouvoir les cœurs de tous les hommes dans tous les pays et de ressusciter en eux le souvenir des douleurs sociales qu’ils ont ressenties. Le patriotisme de Thou-fou, comme l’épicurisme de Li-taï-pe, possède un intérêt humain indépendant de toutes circonstances de temps et de lieu ; mais l’intérêt secondaire qu’il tire de ces circonstances mêmes a cependant un prix véritable. En effet, de

  1. Expression qui correspond à peu près à notre locution populaire manger de l’herbe par la racine.