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revanche, comme le brutal oubli que donne l’ivresse est franchement préconisé! Il y a là une ardeur fébrile, une sorte d’élan désespéré, une véhémence de buveur, qui trahissent une amertume et un ennui de la vie que ne connaît pas l’auteur de l’ode Ad Sodales. Nous avons déjà cité quelques-unes des pièces où Li-taï-pe exprime ce sentiment; nous ne voulons pas résister au plaisir d’en citer une qui est vraiment admirable. Je ne sais quel peut être dans le texte chinois le mérite de forme de cette pièce ; mais la douce furie qui l’anime et qui se fait jour même à travers la traduction laisse bien loin les ivresses élégantes et toujours maîtresses d’elles-mêmes des odes bachiques d’Horace. Jugez-en plutôt :


« Si la vie est comme un grand songe, — à quoi bon tourmenter son existence? — Pour moi, je m’enivre tout le jour, — et quand je viens à chanceler, je m’endors au pied des premières colonnes.

« A mon réveil, je jette les yeux devant moi : — un oiseau chante au milieu des fleurs; — je lui demande à quelle époque de l’année nous sommes, — Il me répond : A l’époque où le souffle du printemps fait chanter l’oiseau. « Je me sens ému et prêt à soupirer, — mais je me verse encore à boire : — je chante à haute voix jusqu’à ce que la lune brille, — et à l’heure où finissent mes chants, j’ai de nouveau perdu le sentiment de ce qui m’entoure. »


Que Li-taï-pe soit un mélancolique, il n’y a rien cependant qui doive étonner, puisqu’il est essentiellement un voluptueux et un buveur : la mélancolie et la volupté ont fait toujours bon ménage ensemble; mais cette tristesse a une autre cause, une cause en quelque sorte locale, née de l’état de la société où vit le poète. Li-taï-pe nourrit en lui un sentiment d’une amertume toute particulière qui est incompréhensible en dehors de certaines époques et de certaines civilisations. Lui, lettré, poète de cour, ami de l’empereur, admiré pour son talent, il s’excite au mépris de la science et de la pensée. Il a le sentiment de l’inutilité du lettré dans les époques semblables à celle où il vit, et ce sentiment prend chez lui parfois la forme de l’exaspération et parfois la forme de l’envie. De brusques frissons de tristesse le saisissent subitement et lui font exprimer des boutades de buveur désespéré. Il porte envie aux hommes d’action et feint de les admirer plus que les sages et les poètes. Il décrit avec enthousiasme la personne du soldat d’aventure, du condottiere moitié brigand, moitié héros, dont le nom se grave ineffaçablement dans la mémoire des hommes, tandis que les noms des sages s’effacent au bout de quelques générations. Fi de la pensée, et vive l’action, la brutale action!


« L’homme des frontières — en toute sa vie n’ouvre pas même un livre;