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TRISTESSE (Kao-chi).

« Il fut jadis un roi de Liang, roi puissant et magnifique. — Son palais était ouvert à tous les hôtes ; de grands poètes florissaient à sa cour. — Depuis ce temps, mille années et plus se sont écoulées, — et cette tour en ruine est aujourd’hui le seul vestige de tant de grandeurs. — Il y règne un silence accablant ; les grandes herbes envahissent le sol ; — un souffle de tristesse s’en élève et se répand à mille li[1]. »


Telle est la note dominante ; mais ce sentiment de mélancolie revêt des formes très diverses et s’exprime par les nuances les plus opposées. Li-taï-pe par exemple l’exprime en franc épicurien et en voluptueux indifférent. On a rappelé le nom d’Horace à propos de ces poètes : ce rapport, à vrai dire, n’est que lointain pour la plupart d’entre eux ; mais il en est un qui présente avec le lyrique latin une ressemblance aussi exacte et aussi frappante que possible, et celui-là s’appelle Li-taï-pe. Li-taï-pe est, comme Horace, un buveur, un mondain, un courtisan et un voluptueux ; la seule différence qui le sépare de l’ami de Mécène, c’est une certaine nuance d’irritation et d’amertume et une certaine allure tapageuse qui sont inconnues à l’auteur des odes. Sa voix s’élève sous l’empire de l’ivresse sans qu’il songe à lui commander, et quand sa raison s’égare, il ne se cache pas discrètement, comme le poète latin dans sa petite maison de Tibur : il s’en va se coucher, sans souci aucun du savoir-vivre, sous le péristyle du palais du roi, dont il est l’ami et l’hôte. Il a plus de laisser-aller et de débraillé que l’élégant poète latin ; mais à part ces légères différences, la comparaison peut être établie aisément. Le spectacle de la société et de la vie humaine inspire au Romain et au Chinois les mêmes sentimens et leur dicte la même morale. Carpe diem, voilà le conseil qu’ils s’adressent à eux-mêmes et qu’ils adressent à ceux qu’ils aiment. « Jouissez de la vie, vous qui vivez, car vous mourrez bientôt, et qui sait alors ce que vous deviendrez ? » Cependant cet appel à la volupté et à l’insouciance, beaucoup plus franc chez Li-taï-pe. que chez Horace, ne prend jamais qu’une seule forme. Li-taï-pe conseille de boire et de s’enivrer ; l’ivresse est la seule volupté qu’il connaisse. Pour Li-taï-pe, pas de Lydia, pas de Pyrrha, pas de Chloé, pas de Glycère ; les femmes ne figurent jamais dans ces chansons, où le sentiment de l’amour n’a aucune place, et que rempliraient seuls les souffles brûlans de l’ivresse, si la nature n’y faisait circuler les fraîches haleines de ses printemps et les tièdes rayons de ses automnes. En

  1. Une des mesures d’espace usitées en Chine.