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Saint-Denys, avait voulu se permettre une de ces mystifications littéraires que se permettent quelquefois les gens d’esprit, il aurait pu se passer facilement ce plaisir. Il n’aurait eu qu’à effacer les noms propres chinois, à faire subir quelques modifications fort légères au texte de ces chants, et à les présenter comme un recueil de poésies traduites des différens idiomes de l’Europe. Il aurait certainement embarrassé beaucoup de lettrés, même des plus sagaces. Nous les voyons d’ici s’écrier en lisant une des petites pièces de Li-taï-pe, celle du Clair de Lune par exemple : « Comme voilà bien un lied allemand! Tout Heine est dans cette petite pièce! » La Pluie du Printemps, du poète Thou-fou, pourrait être impunément donnée comme une inspiration d’un compatriote de Robert Burns ou d’un poète d’Allemagne. La Chanson des Têtes blanches serait présentée comme une chanson populaire de l’Irlande, qu’aucun lettré ne songerait à réclamer. Bien mieux, il se trouverait des commentateurs qui, sans trop d’ingéniosité, reconnaîtraient les principaux caractères des chansons irlandaises et celtiques, — la vivacité du sentiment arrivant à la monotonie par sa vivacité même, le retour des mêmes motifs poétiques, semblable à une plainte qui coupe à intervalles inégaux un récit douloureux, l’indifférence du poète pour les transitions et la logique extérieure de l’enchaînement des pensées et des sentimens. Enfin on a déjà remarqué avant nous que beaucoup de ces poètes avaient une ressemblance frappante avec Horace.

Ce serait à croire vraiment que le traducteur a voulu nous en imposer, et on aurait presque envie de lui dire : Ces poètes sont chinois, m’assurez-vous? Mais non, ce sont des Européens travestis, je sais leurs noms et je connais leurs personnes; c’est Horace, c’est Robert Burns, c’est Henri Heine, c’est Béranger, c’est toute cette race de poètes que l’on appelle en tout pays les petits lyriques à cause de la modestie et de la familiarité de leurs inspirations, et qui, malgré cette appellation, sont rangés parmi les grands poètes à cause de l’expression parfaite qu’ils ont su donner à leurs pensées fugitives. Le choix des thèmes poétiques est le même, la sobriété du développement est la même, la finesse des perceptions est la même. Qu’ai-je à faire de leurs noms monosyllabiques? Je sais que Li-taï-pe s’appelle Horace, et que Thou-fou s’appelle, à votre choix, Robert Burns ou Béranger. Ce sont, vous dis-je, des Européens travestis qui n’ont pas l’adresse de soutenir le rôle dont ils se sont chargés; puisqu’ils voulaient se déguiser en Orientaux, que ne s’étudiaient-ils à en imiter le langage et l’accent? Mais quoi! leur phraséologie n’a rien d’imagé et de métaphorique, leurs sentimens n’ont rien d’excessif : ils semblent même n’avoir pas connu une autre nature que