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prolongement de notre littérature occidentale, et se donner facilement l’illusion de croire que les frontières de l’empire du milieu sont aussi les nôtres. Même lorsqu’il s’élève le plus haut ou qu’il descend le plus bas, le génie des Chinois ne montre aucune des qualités et aucun des défauts qui sont particuliers aux autres peuples asiatiques. Leurs œuvres manifestent au plus haut point ce que nous appellerions l’esprit moral, mais ne révèlent aucune vraie tendance à la contemplation métaphysique; elles donnent les preuves de remarquables facultés d’analyse et de dialectique, elles sont absolument dépourvues d’esprit prophétique et de puissance intuitive. Les Chinois pensent prudemment, sagement, modérément sur toutes choses; en tout sujet, ils adoptent l’opinion moyenne, si bien qu’on pourrait qualifier et définir leur manière de penser par le titre même d’un de leurs livres sacrés, l’Invariabilité dans le milieu. Nulle hyperbole orientale, nulle ébriété poétique, nulle effusion lyrique; ils ont quelquefois du mauvais goût par subtilité, jamais par emphase. Les rares détails insolites, capables d’arrêter un lecteur européen, que l’on rencontre dans leurs œuvres sont généralement des détails insignifians qui tiennent à des particularités de costume, d’architecture, de rites, mais qui n’affectent aucunement la substance de leurs pensées et qui ne répandent sur elles aucune obscurité. Prenez leurs sages, vous ne vous sentirez nullement dépaysés en leur compagnie. Tous nos moralistes anciens et modernes vous ont donné les mêmes enseignemens et presque sous les mêmes formes. Un air vénérable d’antiquité et cette majesté qui couronne comme d’un nimbe sacré les créations du génie humain, lorsque les siècles ont passé sur elles, sont les seuls caractères qui vous empêcheront de confondre ces vieux sages de la Chine avec les sages de votre pays et de votre civilisation. Ce ne sont pas des inspirés et des prophètes, ils ne parlent pas d’un ton d’oracle et n’aiment pas à s’égarer dans des spéculations sublimes; les sujets habituels de leurs entretiens sont la morale, la vertu, la justice, les principes qui servent de fondement aux mœurs des nations, les règles de conduite qui conviennent aux princes amis de leurs peuples. Ce sont les moins contemplateurs et les moins utopistes d’entre les sages. Un Confucius, un Meng-tseu, vous parleront des dieux et de la justice comme Socrate, de la prudence comme Franklin, de la tolérance et de la bienveillance sociale comme Montaigne, de la vertu comme Rousseau; voilà leurs plus larges horizons. Le plus hardi et le plus élevé de tous, celui qui appartient de plus près à la grande race des hommes divins et des fondateurs de religions, Lao-tseu, ne dépasse pas l’horizon des grands stoïciens, et ses préceptes pour obtenir la tranquillité d’âme et s’élever à l’intelligence de la raison suprême.