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du peuple chinois. Le plus judicieux des poètes de notre Europe, Goethe, a mis en scène dans un de ses livres une société de gens spirituels u qui, ayant compris que la somme de notre existence, divisée par la raison, ne pouvait jamais se réduire exactement et qu’il restait toujours une fraction bizarre, tâchaient de se débarrasser de propos délibéré et à époques fixes de cette fraction gênante et quelquefois dangereuse, lorsqu’on la répartit sur la masse.» Pourquoi ces fêtes et ces singularités de mœurs ne seraient-elles pas autant d’applications ingénieuses de cette profonde pensée de Goethe? Les Chinois se débarrassent à jour fixe de la fraction bizarre de leur existence, et le reste du temps ils la ménagent avec prudence ou la déposent dans quelque détail insignifiant de leurs habitudes pour qu’elle ne gêne pas leur raison. Ils domptent et matent cette folie qui est dans l’âme humaine, comme on apaise un enfant par le bruit des clochettes et des grelots; ils se délivrent de cet hôte importun en l’exilant dans quelque pavillon bizarre ou dans quelque fine prison de porcelaine.

Puisque le goût des artistes chinois n’est qu’une preuve de leur bonne entente des métiers d’ornemaniste et de décorateur, et puisque les singularités des mœurs de la Chine ne sont, quand on y regarde d’un peu près, que les marques d’un génie ingénieusement sagace, raisonnable et prudent, voyons si la malsaine avidité d’émotions nouvelles que nous avons décrite trouvera mieux son compte avec sa littérature? Sans doute notre curiosité sera satisfaite, mais d’une manière tout à fait contraire à ce qu’elle cherchait, car il lui faudra reconnaître et saluer au fond de cet extrême Orient cette même âme humaine qui lui était déjà familière. Contrairement aux autres littératures asiatiques, qui frappent par l’étrangeté de leurs formes et qui établissent, à n’en pouvoir douter, les preuves que l’humanité est séparée en familles douées d’instincts divers et opposés, la littérature chinoise n’a pour ainsi dire aucun caractère oriental. Toutes les fois que, par la grâce et avec l’aide de nos sinologues passés et présens, M, Abel Rémusat, M. Stanislas Julien, M. Bazin, M, Théodore Pavie, j’ai voulu faire connaissance avec la littérature chinoise, je n’ai jamais manqué d’être frappé du caractère européen qui la distingue, tant pour la substance des pensées que pour la forme dont le talent des auteurs a revêtu cette substance. S’il n’y avait de commun entre ces œuvres et les nôtres que la matière morale première, on pourrait à la rigueur ne pas trop s’étonner; mais la façon dont cette matière est mise en ordre et modelée est, à quelques nuances près, la façon de nos écrivains et de nos poètes. C’est plus qu’une ressemblance, c’est presque une similitude, si bien qu’on pourrait prendre cette littérature pour un