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qui est familier à l’Orient, tout cela nous plaît et nous amuse comme une visite dans une boutique de joaillier des Mille et Une Nuits, et nous transporte pour un moment sous un ciel enchanté; mais rien ne vaut, pour nous éloigner de nous-mêmes, les œuvres du génie indien : tout nous est bien étranger dans les spectacles qu’elles nous présentent, la nature, l’humanité et les dieux. Notre nature modeste et parée, si soignée, si cultivée, où chaque fleur a son charme, où chaque arbre a sa valeur, où chaque bête a son terrier et se meut à l’aise comme l’homme dans la civilisation et presque au même titre, à titre d’individu libre et possesseur du privilège d’aller et de venir, notre nature occidentale en un mot fait une mince figure à côté de cette nature fourmillante et comme atteinte d’une pléthore de fécondité, qui se soulage sans pouvoir s’épuiser par un enfantement incessant de monstres, — nature épaisse de vie, où toutes les formes de l’existence se pressent, s’enchevêtrent et s’étouffent comme une foule humaine entassée dans un espace trop étroit. Et ce jet de vie intellectuelle, si puissant qu’il ne peut s’épanouir qu’en conceptions monstrueuses, comme il efface vite, le souvenir de nos sages et raisonnables doctrines! comme il étonne et terrifie notre conscience! comme il attriste et abat notre cœur ? Nous éprouvons vraiment pour la première fois un sentiment d’une force extraordinaire; il semble que tout l’univers pèse sur notre être à nous, chétif individu, et qu’à ce poids si lourd vient s’ajouter encore le poids de l’indifférence des dieux. C’est là en vérité un sentiment nouveau pour le lecteur européen, et que n’ont pu lui faire connaître les doctrines sages et sensées, les pieuses et maternelles formes de religion dans lesquelles il a été élevé. Pour l’éprouver, il vaut vraiment la peine, ne fût-ce qu’une fois, d’ouvrir quelque épisode des grands poèmes indiens, le Bhagavât-Gita par exemple. Quiconque ne l’a point fait ne sait pas à quel degré d’intensité peut être portée la sensation de l’accablement et ne connaît pas dans tout ce qu’il a de profond, d’implacable et de triste, cet isolement de l’individu humain au milieu d’un univers actif et tumultueux, plein d’yeux, d’oreilles et de voix, et cependant muet, aveugle et sourd pour ses souffrances et ses plaintes.

Mais avec la Chine il ne faut compter sur aucune de ces ressources que fournissent en abondance à votre curiosité avide de nouveauté la sagesse fleurie des Arabes, la joaillerie persane et la végétation prodigieuse des conceptions hindoues. Il semblerait néanmoins à première vue que, de tous ces pays lointains, la Chine est celui qui dût vous présenter les anomalies les plus excentriques et les plus amusantes bizarreries. Peut-être vous êtes-vous embarqué avec confiance sur la foi de quelques paravens, de quelques éventails ou de