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rent le choc d’une compagnie de cavalerie rebelle, composée de planteurs, et la mirent en déroute.

Ne pouvant remettre des esclaves que personne ne lui réclamait, le général Sherman dut s’occuper de leur sort ; mais au lieu de suivre à leur égard une politique franche et de leur déclarer que, devenus désormais des hommes libres, ils jouissaient de nouveaux droits et contractaient de nouveaux devoirs, il préféra garder sur cette question une réserve diplomatique : peut-être aussi attendait-il ses inspirations des événemens. Tous les nègres qui se présentèrent devant les officiers fédéraux furent engagés, les uns en qualité de domestiques, les autres comme portefaix ou arrimeurs. Chacun d’eux devait recevoir en échange de son travail un salaire mensuel de 10 dollars, soit 8 dollars en marchandises et 2 dollars en argent. Il est fâcheux d’avoir à constater que ces premiers engagemens ne furent pas toujours tenus avec une scrupuleuse exactitude : des fournisseurs sordides, chargés de livrer les marchandises aux nègres, leur donnaient le plus souvent des objets avariés et cotés à un taux exorbitant ; en outre des maraudeurs, comme il s’en trouve à la suite de toutes les armées, volaient parfois aux noirs le produit de leurs peines. Quant aux nègres qui n’abandonnaient pas les plantations et continuaient les travaux de l’agriculture, ils devaient recevoir en guise de salaire la centième partie du coton qu’ils recueillaient. Les trois mille balles de la récolte représentant une valeur d’environ 4 million de francs, il s’agissait donc de répartir entre des milliers de noirs une somme de 40,000 dollars ; c’était bien peu, et toutefois, ainsi que le constate le rapport officiel de M. Pierce, cette faible somme ne fut jamais payée.

Malgré ces déboires, malgré l’incertitude qui enveloppait encore la destinée des anciens esclaves, malgré la brutale conduite de quelques soldats envers les femmes de couleur, les nègres passèrent dans la joie leurs premiers mois de liberté relative. Leur bonheur était plus grand qu’ils n’avaient osé l’espérer. Ils pouvaient augmenter les dimensions des petits champs où ils cultivaient des vivrespour leur propre compte ; ils reconstituaient librement leurs familles et ne craignaient plus de visiter leurs amis ; enfin ils n’avaient plus à redouter le terrible fouet du commandeur. Chaque soir, ils allumaient de grands feux sur le rivage et passaient une partie de la nuit à danser, à chanter des cantiques, à pousser des cris d’allégresse, à répéter leurs prières « jusqu’à tomber en extase[1]. » Avertis par la réverbération des flammes et par tout ce tumulte de joie, les esclaves des plantations riveraines du continent trompaient

  1. Sing and pray their souls away, dit un de leurs hymnes.