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cheval, et s’est sauvé. Enfin qu’on fasse des exemples de ceux sur lesquels on met la main. Une sentence de mort n’est plus jamais rendue à cette heure pour crime de brigandage. Fût-elle rendue, il faudrait qu’elle fût confirmée à Constantinople, et là on se refuse à laisser la justice suivre son cours. Des voleurs de grand chemin, des assassins, en sont quittes pour être condamnés aux travaux forcés; ils se sauvent au bout de quelques mois ou sont graciés au bout de quelques années, et de toute manière retournent à leur ancien métier.

« Quand, il y a vingt-cinq ans, on nomma ici Izzet-Pacha, dont le souvenir est encore populaire dans le pays, la province, par suite de circonstances particulières, regorgeait de brigands; on n’osait pour ainsi dire plus aller d’un village à l’autre. Au bout de quelques mois de son administration, on se promenait sans armes, comme dans son jardin, de Scutari à Kaisarieh. C’est qu’il ne plaisantait pas : il avait fait dresser des potences et des pals à At-Bazar (le marché aux chevaux), et sur toutes les routes de la province, dans les endroits qu’affectionnaient particulièrement les brigands. Une fois saisis, les auteurs de quelque violence, et cela ne tardait guère, étaient aussitôt pendus ou empalés, et cela le plus près possible de l’endroit où avait été commis le crime. Maintenant on ne permettrait pas à un pacha de faire ainsi justice : aussi tous les délits de ce genre restent-ils impunis, et ce sont les honnêtes gens qui craignent. On appelle cela la réforme, l’ordre (tanzimat). Il me semble que c’était plutôt alors que régnait l’ordre véritable, le vrai tanzimat. »

Au fond, Cani-Bey a raison. Il a été utile, à un certain moment, pour adoucir les mœurs encore barbares et enseigner le respect de la vie humaine, que le pouvoir central se montrât économe de sang et liât les mains à ses représentans, élevés sous l’ancien régime et trop portés encore à exercer contre les ennemis de la société des représailles souvent cruelles et odieuses au moins par la forme. Cela était nécessaire aussi pour protéger les raïas. Maintenant ce progrès est accompli; les raïas n’ont plus à craindre d’exécutions arbitraires, la férocité n’est plus à la mode. Il serait bon que la loi reprît toute son autorité, et qu’elle sût frapper les coupables et inspirer la terreur aux méchans. Ménager le crime, c’est l’encourager. Ce n’est pas bonté, c’est lâcheté. Dans nos états policés, on n’a point cru possible de supprimer encore la peine de mort; on la conserve, malgré l’horreur qu’elle inspire, comme nécessaire à la défense de la société : à plus forte raison, dans un état aussi mal peuplé, aussi peu civilisé, une énergique répression est-elle indispensable.

L’inconvénient, et c’est là ce que ne sent ou ne dit pas Cani-Bey,