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Oghlou, intime ami du pacha et de Cani-Bey, fait remarquer à l’évêque et me fait dire par lui qu’il ne faut pas tenir un pareil langage devant un Turc, que cela pourrait être répété, pris en mauvaise part, et interprété, contre toute la nation, comme l’expression de desseins factieux; qui sait quelles défiances peut éveiller, quels maux peut produire une parole imprudente? Voilà où les chrétiens en sont dans la ville dont les Turcs passent pour les plus doux de tous les Turcs d’Asie, sous un pacha qu’ils tiennent par les cordons de sa bourse ! Il nous est bien facile de railler ce que nous appelons volontiers la lâcheté et les sottes frayeurs de ces pauvres chrétiens d’Orient; mais ne serait-il pas plus juste de nous mettre un moment à leur place? Et n’est-ce pas une situation assez tristement étrange que celle de gens qui s’endorment tous les soirs sans trop savoir s’ils ne se réveilleront pas pendant la nuit, le poignard sur la gorge, parmi des cris de mort, au bruit de leurs maisons enflammées et croulantes?

Pendant notre séjour à Angora, nous avons un exemple frappant de cette animosité que la populace des villes, bien plus que le peuple des campagnes, n’a pas cessé de nourrir contre le nom chrétien, et qu’elle manifeste dès qu’elle en trouve l’occasion. Un beau matin, une femme turque fut surprise, par des gens qui avaient intérêt à l’épier, dans la maison d’un jeune Arménien catholique, dont elle était, à ce qu’il paraît, la maîtresse. S’il se fût agi d’un Turc trouvé chez une chrétienne ou même chez une Turque, personne n’y aurait fait attention; l’affaire se serait terminée dans le premier cas par des quolibets aux dépens du mari chrétien, et dans le second, par une amende prononcée contre le délinquant et par le renvoi de la femme; mais un chrétien oser avoir commerce avec une femme musulmane! Il y a une trentaine d’années, ce crime eût entraîné pour le raïa la nécessité de choisir entre l’islamisme et la mort. Il n’y fallait plus songer; depuis le règne d’Abd-ul-Medjid, la peine de mort n’est plus que très rarement prononcée, même contre les violences qui attaquent le plus directement la sûreté publique, et n’est en aucun cas appliquée sans la sanction du sultan. On ne pouvait d’ailleurs accuser ici le séducteur d’avoir employé la force pour satisfaire ses désirs, et la faute principale semblait être à la femme turque, qui s’était volontairement rendue dans la maison du jeune homme, où elle n’avait que faire. Dans de telles conditions, il n’y avait donc pas lieu à espérer du magistrat une condamnation bien sévère; mais la fureur de la foule, bien vite ameutée, faillit faire payer cher à l’Arménien sa bonne fortune. On se jeta sur lui, on le frappa brutalement, des pieds, des mains, avec des bâtons; on l’entraîna, en l’accablant d’injures et de coups, à travers le bazar. Il se trouva là fort à propos deux zaptiés pour s’emparer de lui et le