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mèche fumante qui se prolongeait et se ramifiait à travers toute l’Asie musulmane, sans qu’il fallût autre chose qu’une bouffée de vent pour faire éclater partout de nouvelles et meurtrières explosions. L’intervention de la France et les intelligentes rigueurs de Fuad-Pacha à Damas ont produit une impression qui ne s’effacera pas de si tôt et prévenu pour quelque temps le retour de semblables scènes; mais, il ne faut pas s’y tromper, le levain d’une aveugle colère continue à fermenter dans le cœur de ce peuple ignorant et fanatique. Sans avoir ni assez de lumières pour se rendre compte des causes de leur décadence, ni assez d’énergie pour se corriger et se renouveler, les Turcs sentent confusément que la vie se retire d’eux, que l’ombre et le froid les envahissent, que la richesse et le pouvoir passent à d’autres mains. Or on a beau être fataliste, il y a des momens où la résignation vous échappe et où l’on croit prolonger son existence en tuant son héritier. Il y a là un sentiment, hélas ! trop naturel au cœur de l’homme pour que telle ou telle mesure politique puisse suffire à le supprimer; c’est à l’Europe de veiller pour l’empêcher de se faire jour de nouveau en sanglans désordres. Mille indices heureusement sont là pour nous avertir, si nous ne fermons pas les yeux, que ce feu vivace couve toujours sous la cendre tiède. Les enfans, qui n’ont pas encore appris cette longue et patiente dissimulation où excellent tous les Orientaux, laissent souvent échapper des mots significatifs. Un vieux médecin établi depuis longtemps à Angora, M. Riga, sujet autrichien, un jour où il venait nous voir, aperçut dans la rue trois ou quatre petits Turcs qui battaient un enfant grec. « Pourquoi le tourmentez-vous? dit-il aux enfans turcs. Que vous a-t-il donc fait? — Rien, répondit un de ces gamins, mais nous voulons tuer tous les chrétiens. » Quelques instans après, tout ému encore de la confidence, M. Riga nous répétait ce curieux dialogue.

D’aussi cruelles naïvetés, qui se répètent souvent, sont faites, on le comprend aisément, pour ébranler d’une manière fort désagréable les nerfs des chrétiens; aussi ceux que leur richesse et leur influence mettent le plus en vue se croient-ils les plus exposés de tous, et sont-ils les premiers à exprimer des craintes dont on commence par s’étonner et par sourire. Quelques jours après notre arrivée, les primats catholiques étaient venus nous faire visite avec l’évêque; un d’entre eux me demande comment je trouvais Angora : sur cela, nous leur faisons compliment de l’amabilité et de la gaîté des catholiques, et nous leur disons que nous croyons reconnaître chez eux l’humeur joyeuse de notre pays, qu’ils sont bien de race gauloise, de sang français. Cette conversation a lieu devant notre cavas, occupé en ce moment à offrir du café. Quand il est sorti, un des interlocuteurs, le riche spéculateur dont j’ai parlé plus haut, Havak--