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comme on l’entend chez nous : ni la représentation de la nation dans le medjilis, ni son administration intérieure, rien en un mot n’a une forme absolue, n’est déterminé par un règlement; mais le bon sens et l’usage y suppléent, et l’autorité va naturellement et comme d’elle-même aux plus riches et aux plus capables. Toutes les semaines, le vendredi, sous la présidence de l’évêque, se réunit à l’église un conseil qui a pour mission de décider toutes les affaires qui intéressent la nation. Il est formé de l’évêque, de son grand-vicaire, de quatre prêtres et de cinq ou six séculiers. Les membres de la nation viennent porter leurs contestations devant ce conseil; il juge arbitralement ceux qui, pour éviter des frais et n’avoir point affaire au cadi, acceptent cette juridiction officieuse; enfin c’est là qu’on décide quel langage le délégué devra tenir dans la prochaine séance du medjilis. Il paraît qu’à Angora, dans les réunions du medjilis, c’est le membre catholique qui, après les Turcs, a le plus d’autorité et parle le plus haut. Viennent ensuite le Grec, puis l’Arménien, enfin le Juif, qui n’ouvre pas souvent la bouche et qui n’opine guère que du bonnet.

Cette influence qu’exercent les primats catholiques ne tient pas seulement à l’importance numérique de la communauté à la tête de laquelle ils marchent, mais aussi à leurs relations personnelles avec le pacha. Reschid-Pacha, à qui nous faisons et de qui nous recevons plusieurs visites, est un homme d’esprit vif et de manières aisées, trop habile pour ne pas nous combler de politesses. Il est d’ailleurs aussi débarrassé que possible des préjugés de race et de religion; tous ceux qui le pratiquent ne lui connaissent qu’une seule passion, le désir de gagner au plus tôt le plus d’argent possible. Il est ici depuis six ans, ce qui arrive très rarement; ordinairement on déplace les pachas tous les deux ou trois ans. Il craint beaucoup d’être changé, même pour avoir de l’avancement. C’est que, tout en ne touchant ici du gouvernement que cinq mille piastres par mois, il se fait, par son adresse, un petit traitement supplémentaire et extra-légal du double ou du triple ; connaissant bien maintenant le pays, sachant sur qui il peut compter, il est, dans toutes les affaires, de compte à demi avec les primats grecs et surtout avec les Arméniens catholiques; il spécule avec eux sur la vente des principales denrées, il est boucher, boulanger, marchand de laines, dîmier, etc. De là d’énormes profits qui forment le plus clair de son revenu. Il est d’ailleurs faible et lâche toutes les fois qu’il n’est pas stimulé par l’aiguillon de l’intérêt personnel. Son seul mérite est d’avoir compris qu’il y a plus à gagner avec les chrétiens, et par suite d’avoir pour eux des égards très marqués, des ménagemens et des complaisances que lui impose l’espèce de complicité qui le lie à leurs chefs. Cani-Bey, le président du medjilis, a le même besoin des chrétiens;