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juxtaposées et non fondues, ni en train de se fondre, dans la vaste étendue de cet immense empire : elles n’adhèrent l’une à l’autre, elles ne sont maintenues ensemble dans une apparente unité que par la suprématie qu’une de ces races, la race turque, exerce sur toutes les autres, et par l’autorité d’un pouvoir central auquel on paie l’impôt, mais qui d’ailleurs ne s’ingère jamais dans les détails de la vie intérieure d’aucun de ces groupes. Pour mettre un terme à cette situation qui, dans l’état actuel de l’Europe et de l’Orient, ne saurait se prolonger sans amener à la fin une dissolution, il ne suffit pas de décréter, comme on l’a fait, ni même à la rigueur d’établir, comme on se le proposait, l’égalité de droits entre tous les sujets de l’empire. Je vais jusqu’à supposer qu’on obtienne, ce que l’Europe a demandé en vain, d’étendre la conscription aux raïas; on sera encore loin du but poursuivi : peut-être même n’aura-t-on fait que hâter l’heure de la dislocation en fournissant des armes à toutes les prétentions rivales, à toutes les races ennemies. Avant de prendre indifféremment partout des soldats, il faudrait faire de tous les sujets du sultan, quelque Dieu qu’ils adorent, les membres d’une même association, les citoyens d’une même patrie; or la seule manière d’y arriver, c’est d’accomplir en Orient la révolution qui est déjà partout à peu près terminée en Occident, c’est de séparer l’église et l’état, ou du moins de faire prédominer l’ordre civil et politique sur l’ordre religieux. Si l’empire turc n’est pas condamné sans appel, s’il lui naît un de ces hommes de génie qui déjouent les prévisions les mieux fondées, et qui paraissent changer le cours des choses humaines, c’est de ce côté qu’il devra certainement porter son attention et ses efforts. L’empire ottoman, tout le monde le sent, amis comme ennemis, oscille et penche comme s’il voulait tomber; la masse énorme se lézarde, les pierres des fondemens craquent et tendent à se disjoindre : ce sont elles qu’il faut retailler, c’est par la base qu’il faut reprendre l’édifice.

Dans chaque ville, dans chaque village de Turquie, chacune des communions qui s’y trouvent représentées d’une manière permanente forme une communauté qui a pour chef légal son chef religieux : elle a ses primats qui répartissent entre ses membres la part d’impôt qui tombe à sa charge; elle a ses registres séparés, où sont inscrits les actes de l’état civil concernant chacune des familles qui la composent; elle a son tribunal, son droit coutumier, son code particulier; elle se taxe comme elle l’entend pour bâtir des églises et des écoles, rétribuer son clergé et ses instituteurs. En un mot, elle s’administre à sa guise et sans rendre de comptes à personne; ses obligations envers le pouvoir central une fois remplies par le paiement de l’impôt, elle jouit d’une pleine autonomie. Ces corps organisés, ces groupes unis par une foi commune et de communs