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à la campagne serait trop fatigante, quoiqu’on la fasse toujours à cheval ou à âne. On demeure donc à Angora jusqu’au temps où le raisin est mûr, vers le 15 septembre; alors tout le monde émigré de nouveau, et la ville reste véritablement déserte jusqu’au milieu d’octobre. C’est là, dans les vignes, le moment de la plus grande gaîté, celui où, dans les soirées déjà longues, on se grise de mielleux raisin et de vin vieux, de rires et de chansons. A moins d’années exceptionnellement mauvaises, on a, surtout les Turcs, plus de grappes qu’on n’en peut consommer, et les pauvres profitent du superflu des riches. Le 4 octobre, je revenais avec mon cavas, Méhémet-Aga, d’une excursion chez les Kurdes de l’Haïmaneh, qui avait duré une dizaine de jours; en approchant de la ville, nous traversons les vignes de Kutchuk-Esset. Là nous apercevons, assises au bord de la route, deux femmes turques d’un certain âge; devant elles sont placés de grands paniers pleins de raisin. Nous allions passer, en les saluant du bonjour qu’on échange d’ordinaire, quand elles nous disent de nous arrêter, et le jeune serviteur qui les accompagne nous remplit les mains de belles grappes mûres et sucrées. Sans mettre pied à terre, nous faisons une courte halte pour remercier et pour savourer ce cadeau, et nous voyons les hanums ou dames turques faire la même largesse à d’autres voyageurs qui viennent à nous croiser, à toute une bande de maçons arméniens qui s’en allaient travailler dans l’Haïmaneh. Elles ne rentreront à la maison, nous disent-elles, qu’après avoir vidé leurs paniers.


II.

J’ai tâché de donner une idée du caractère original et de la vie propre de chacune des différentes populations qui coexistent dans la ville d’Angora; il me reste à faire comprendre comment elles vivent entre elles, et quels liens les unissent. Il y a là un mode d’organisation politique et sociale très différent du nôtre; il importe de le bien comprendre, afin de se rendre compte des difficultés d’exécution que rencontrent dans la pratique certaines réformes que nos orateurs, nos publicistes et nos diplomates croient pouvoir décréter par un protocole signé à Londres ou à Paris. Les sujets du sultan, tout le monde le sait, ne forment pas, comme ceux de la plupart des souverains occidentaux, une masse homogène, ayant, à tout prendre, mêmes intérêts et mêmes passions, composée de groupes qui peuvent différer d’origine, de langue et de religion, mais qui se mêlent et se pénètrent à chaque instant et en mille manières, qui se sentent tous profondément solidaires les uns des autres. En un mot, il n’y a pas en Turquie de nation proprement dite, mais autant de nations que de races ou plutôt que de communions,