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musulmans à Angora pensent de même. Un Turc disait l’autre jour à un négociant arménien, qui me le répétait quelques instans après, que ce sultan-ci serait le dernier. D’après les prophéties qui courent parmi les Osmanlis eux-mêmes, l’empire en aurait encore pour trois ans, d’autres disent pour sept. Il est écrit dans leurs livres, racontent-ils, qu’un jour viendra où chacun des habitans de l’empire, ne pouvant plus vivre là où il était fixé, émigrera pour aller chercher ailleurs un bien-être qui ne sera plus alors nulle part. Alors il arrivera par exemple qu’une famille d’émigrans qui d’Angora se rendrait à Césarée, espérant y trouver un peu d’ordre et de pain, en rencontrera une autre quittant Césarée pour Angora. « On n’est donc pas mieux là-bas, » se diront les malheureux les uns aux autres, et ils se réuniront pour chercher une troisième ville où ils seront encore plus mal. En ce temps-là, tout l’empire sera plein d’allées et de venues, tout le monde changera de place sans changer de misère; on ne verra que familles errantes comme des troupeaux sans maître. C’est ainsi que partout se retrouve ce pressentiment confus et profond de la dissolution prochaine et des souffrances qui l’accompagneront. Chez cette race songeuse et résignée, il s’exprime, on le voit, par des images qui ne manquent ni d’originalité ni de poésie. Mon interlocuteur arménien est convaincu, comme les Turcs eux-mêmes, qu’on marche à ce dénoûment; mais il en est tout autrement affecté et en parle d’un ton tout différent. Il sent qu’il y a pour l’empire ottoman comme une difficulté de vivre de plus en plus marquée, et qu’il devient chaque jour plus malaisé de le gouverner, de faire marcher cette machine qui tend à s’arrêter et à se disloquer. « Cela finira, dit-il, par devenir si embarrassant, si embarrassant, qu’un beau matin le sultan lui-même donnera sa démission, et qu’on ne trouvera plus personne qui veuille se mettre ce fardeau sur les épaules. »

Cette catastrophe que tous prévoient, ceux qui en seront les victimes comme ceux à qui elle doit profiter, les musulmans comme les raïas, personne ne fait rien pour la prévenir; presque tous les gens en place en hâtent le jour, en tant qu’il dépend d’eux, par leur détestable administration et l’exemple corrupteur qu’ils étalent effrontément. En dehors d’eux et de toute leur séquelle, ces paysans, ces soldats, ces artisans, qui forment la véritable élite morale de la nation, se bornent à attendre, avec une résignation qui ne manque pas de dignité, l’heure marquée par la Providence; mais la curiosité, l’activité, l’effort vers le progrès, qui pourraient écarter ou tout au moins retarder l’issue fatale, rien de plus rare que de les trouver chez un Turc : aussi m’arrêterai-je avec quelque détail, vu la rareté du fait, sur le seul exemple que nous en ayons rencontré. Parmi les curieux qui entouraient M. Guillaume pendant qu’il dessinait dans