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les complices, et tandis que ceux-ci, quand la nature ne les a pas faits trop sots, doivent au moins à la pratique des affaires et à leurs voyages quelques connaissances superficielles, quelque ouverture d’esprit, ces espèces de hobereaux ignorans et désœuvrés s’enfoncent plus avant encore dans la grossièreté, et tombent dans un abrutissement dont il est difficile de donner une idée. Tel nous avons vu à Sivri-Hissar Hussein-Bey, fils de l’ancien prince du pays et célèbre jusqu’à Angora par son immense fortune. Il avait bu sous nos yeux, en deux heures, vingt-sept verres d’eau-de-vie, et, comme nous en exprimions notre étonnement, une des personnes présentes nous assura qu’il faisait de même tous les jours, et que chaque soir ses domestiques le rapportaient ivre-mort au harem. A pareille école, on comprend que les domestiques prennent d’assez mauvaises mœurs; ils deviennent bien vite avides et débauchés, souvent les instrumens, toujours les imitateurs des vices de leurs maîtres. Peut-être pourtant valent-ils encore mieux que ceux-ci; au moins trouve-t-on chez tous, à bien peu d’exceptions près, un sincère attachement à celui dont ils mangent le pain, une instinctive et naturelle fidélité. C’est là une qualité dont est bien rarement dépourvu, quels que soient d’ailleurs ses défauts, un serviteur musulman.

C’est un singulier phénomène qu’une société où la moralité va en décroissant du bas peuple à ce qu’on appellerait chez nous la classe riche et la noblesse; il y a là une apparente anomalie dont il est difficile peut-être de rendre complètement raison, mais qui frappe tout observateur sincère. Il semble que la nature de cette race, que ses traditions historiques et les habitudes contractées pendant une longue suite de siècles, en un mot que la formule même de son génie, si l’on peut ainsi parler, lui interdise de franchir avec succès les limites de la vie patriarcale et militaire, de s’élever dans l’ordre moral à la complexité de nos systèmes et à la finesse de nos idées sur l’univers et sur la destinée humaine, dans l’ordre politique à l’organisation d’une de ces vastes monarchies administratives dont l’Occident a fourni le premier type dans l’empire romain, et que seul jusqu’ici il a su créer et soutenir d’une manière durable. Je n’ai vraiment pas vu encore un Turc à qui ait profité le contact des Européens, et quant à la vitalité de l’empire, elle me paraît avoir été diminuée bien plutôt qu’augmentée par les réformes de Mahmoud, faites pour la plupart dans un esprit d’imitation maladroite et sans l’intelligence véritable de ce qu’exigeaient le caractère du peuple et les conditions de développement propres à l’Orient. Le Turc, dès que sa vie ou ses idées cherchent à se compliquer, dès qu’il sort d’un mode d’existence simple et pour ainsi dire élémentaire, dès qu’il perd sa foi naïve et ses mœurs traditionnelles, sem-