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modernes auxquels suffiraient les mornes enseignemens d’Épicure. De même que la science a reculé les limites du monde physique, le christianisme a élargi celles du monde moral et a donné des besoins nouveaux même à ceux qui sont le plus éloignés de la foi. Il semble que l’âme humaine se soit accoutumée à de plus hautes aspirations, et que, dans la moins noble de ses entreprises philosophiques, elle soit naturellement portée vers des vérités fort au-dessus des leçons d’Épicure. Nous en croyons un poète sincère de nos jours qui voulut être disciple de Lucrèce, et, ne pouvant emprisonner son âme dans cette étroite et sombre doctrine, s’en échappait avec ces beaux vers :

Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure
Assis à mes côtés m’appelleraient heureux,
Et quand ces grands amans de l’antique nature
Me chanteraient la joie et le mépris des dieux;
Je leur dirais à tous : Quoi que nous puissions faire,
Je souffre, il est trop tard; le monde s’est fait vieux.
Une immense espérance a traversé la terre;
Malgré nous vers le ciel il faut tourner les yeux.

Ce vague sentiment de l’infini n’a point tourmenté Lucrèce, lui qui donne à la plus aride et la plus bornée des doctrines tout son cœur et tout son génie. Jamais disciple de Platon encore ébloui de splendeurs divines, jamais stoïcien admirateur de l’héroïsme humain n’a célébré les perfections de l’intelligence suprême ou les triomphes de la vertu avec la foi et l’amour qui transportent cet épicurien quand il chante les aveugles travaux du hasard et la sagesse de l’indifférence. Malgré tous les obstacles de la langue latine, non encore accoutumée à l’expression poétique de la science, à travers toutes les difficultés du sujet le plus épineux, il porte d’un cœur léger son fardeau philosophique, il s’excite lui-même, il excite le lecteur à le suivre et s’arrête de temps en temps pour pousser devant son œuvre de destruction des cris de ravissement. Ses peines lui sont douces, lui ayant assuré de si belles conquêtes :

Conquisita diu dulcique reperta labore.


Il n’apporte pas des leçons, mais des oracles, des oracles plus sûrs, dit-il, que ceux de la pythie sur le trépied d’Apollon. A mesure qu’il soulève le voile qui couvre la nature, il éprouve une volupté divine et un saint frémissement, divina voluptas atque horror. De même que les antiques rapsodes qui, dans leur dévotion naïve, commençaient toujours avant de chanter par prononcer le nom de Jupiter, Lucrèce reprend quelquefois haleine pour invoquer Épicure, comme pour lui demander l’inspiration. Sa reconnaissance est si vive et si grave qu’elle ressemble à de la piété; ces chants lyriques de l’athéisme ont toute la grandeur d’un langage sacré, et le poète