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reuse, cette mort anticipée, ou plutôt cette espèce de sommeil pénible où l’homme est livré à des agitations vaines et sans suite, à des rêves inquiets, à des terreurs sans cause. Il a peint en vers ardens et tristes ce fardeau accablant qui pèse sur l’âme, et dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il vous accable, cette inconstance impuissante qui, pour fuir sa misère, change sans cesse de lieu et la porte toujours avec elle. « On ne parvient pas à s’échapper, dit-il, on reste comme attaché à soi-même, c’est-à-dire à son supplice ; on se prend en haine. Il n’y a qu’un remède à cette maladie, c’est la connaissance de nous-mêmes et de l’univers, une philosophie dont les principes sont certains, la doctrine de la nature, en d’autres termes l’épicurisme, pour lequel il faut tout quitter et renoncer au monde :

Jam rebus quisque relictis
Naturam primum studeat cognoscere rerum.

N’est-il pas permis de penser que Lucrèce ici se rappelle d’anciennes misères qu’il a traversées et qu’il nous fait la confession involontaire de ses troubles passés? Assurément la sombre couleur du tableau, le ton résolu du conseil avertissent que le poète ne traite pas ce sujet avec indifférence. Aurait-il, à propos de l’ennui, recommandé avec une gravité impérieuse de renoncer à tout pour embrasser l’épicurisme, s’il n’avait su par expérience combien cette maladie, en apparence frivole, peut empoisonner la vie? Lucrèce nous semble parler en adepte enthousiaste qui se félicite d’avoir trouvé le terme de ses inquiétudes dans une doctrine imperturbable, et qui vante aux autres l’asile où il a rencontré le repos. Sans doute il est toujours téméraire d’affirmer qu’un philosophe a nécessairement passé par tous les états de l’âme qu’il décrit, et dans ce domaine de la conjecture on risque de provoquer bien des objections; cependant, quand de nos jours nous lisons les conseils éloquens d’un moraliste chrétien qui, revenu des erreurs du monde, dépeint avec une science passionnée les tourmens d’une raison en proie au doute, et promet la sécurité dans la foi religieuse, nous ne faisons pas difficulté de croire que lui-même a connu les souffrances du mal et l’efficacité du remède. Ainsi, selon nous, c’est pour fuir le monde de la politique et des affaires qui l’épouvante et le consterne, c’est pour se fuir encore lui-même que Lucrèce s’est précipité sans retour dans l’épicurisme, qui n’est pas, comme on le dit, la doctrine de la volupté, qui mériterait un nom plus honorable et devrait être appelé la doctrine du renoncement, de l’indifférence et de la quiétude.

Bien que l’épicurisme ait été de tout temps et non sans raison l’objet de la réprobation publique, il faut reconnaître pourtant que