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cause de leur inquiétude, dégoûtées tour à tour de l’ambition et de la retraite, capables d’élan et de généreuse activité, et au moindre obstacle, à la première humiliation. «retournant à leur loisir comme les chevaux doublent le pas pour regagner la maison. » Dans cette affliction d’esprit, Sérénus s’adresse à Sénèque comme à un médecin des âmes, il veut mettre devant lui son cœur à découvert, il essaie de peindre ce mélange de bonnes intentions et de lâches défaillances qui le remplit d’une indéfinissable tristesse. On entend crier vers Sénèque cette âme noble et faible : « Je t’en conjure, si tu connais quelque remède à cette maladie, ne me crois pas indigne de te devoir la tranquillité. Ce n’est pas la tempête qui me tourmente, c’est le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal et secours un malheureux. » Dans une espèce de consultation morale d’une profondeur admirable, Sénèque répond à cet appel désespéré. Il tente de définir ce mal étrange, il promène, pour ainsi dire, la main sur toutes ces vagues douleurs pour trouver l’endroit sensible et y porter le remède imploré. De quelle vue perçante il découvre, il saisit, il arrête au passage, pour les peindre, les fluctuations fuyantes de ce désespoir inconsistant! Il nous met sous les yeux cette déplaisance de soi-même, ce roulis d’une âme qui ne s’attache à rien, ces chagrines impatiences de l’inaction où les désirs renfermés à l’étroit et sans issue s’étouffent eux-mêmes, cette mélancolie sombre et la langueur qui l’accompagne, puis les tempêtes de l’inconstance qui commence une entreprise, la laisse inachevée et gémit de l’avoir manquée. On s’irrite alors contre la fortune, on maudit le siècle, on se concentre de plus en plus, et on trouve un plaisir farouche à couver son chagrin. Pour s’échapper, pour se fuir, on se lance dans des voyages sans fin, on promène sa douleur de rivage en rivage, et sur la terre comme sur la mer on ne fait que s’abreuver des amertumes de l’heure présente. Dans cette défaillance morale, on finit par ne plus pouvoir endurer ni peine, ni plaisir, par ne plus supporter sa propre vue. Alors viennent des pensées de suicide pour sortir de ce cercle où l’on n’a plus l’espoir de rien trouver de nouveau; la désolante uniformité de la vie, l’insipide permanence du monde vous arrachent ce cri : Quoi! toujours, toujours la même chose ! — Dans cette saisissante analyse du spleen antique, on sent bien que Sénèque ne fait pas une description de fantaisie, et qu’il est aux prises avec une maladie réelle. Si à ces angoisses d’une âme qui se dévore elle-même se mêlaient encore certaines peines d’amour inconnues de l’antiquité, nous oserions dire que Sénèque a voulu éclairer et consoler un René romain,

Lucrèce, avant Sénèque, avait déjà décrit en quelques traits rapides, mais un peu vagues comme le mal, cette langueur doulou-