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pas facile de décrire, parce qu’elle n’a pas de caractères constans, et qu’on peut nommer pourtant d’un seul mot : l’ennui. Cette mélancolie dont notre siècle réclame le privilège, dont il s’est paré comme d’une nouveauté intéressante, et dont la description passionnée remplit, depuis Chateaubriand, nos romans et notre poésie lyrique, n’a pas été inconnue de l’antiquité à la fin de la république romaine et sous l’empire. Comme il arrive toujours aux époques orageuses où les vastes commotions de la politique se communiquent au monde moral, les esprits romains, ceux du moins qui n’étaient pas emportés dans les tourbillons de la tempête, et qui avaient le temps de se reconnaître et de se regarder souffrir, éprouvaient un découragement profond, ne trouvant plus dans une société bouleversée l’emploi régulier de leurs forces et de leur vie. L’ébranlement des institutions, des vieilles mœurs et des idées, le scepticisme religieux et philosophique, les déréglemens d’une imagination sans emploi et des passions oisives, quelquefois les oscillations d’un cœur à la fois hardi et faible qui convoite ce qu’il n’a pas l’énergie de conquérir, qui flotte entre l’audace qui rêve à tout et la défaillance qui n’ose rien, ensuite le sombre chagrin d’une âme qui se ramène en soi et se dégoûte d’elle-même après s’être dégoûtée du monde, qui n’a plus même la ressource de se distraire par le plaisir, devenu pour elle sans prix, toutes ces tristesses enfin que, sous une forme ou sous une autre, notre littérature nous a fait connaître à satiété n’étaient pas ignorées des Romains. Cette maladie prenait des caractères différens selon les hommes. De là chez les uns cet ennui féroce qui demandait des voluptés sanglantes, chez les autres une inconstance furieuse qui les entraînait dans les solitudes sauvages et les ramenait plus vite qu’ils n’étaient partis, enfin chez quelques-uns cet ennui salutaire qui accompagne souvent les crises morales, qui précède et prépare le renouvellement de l’âme, en faisant désirer des principes fixes et une foi. Qu’on nous permette d’insister un peu sur ce sujet délicat et de prouver l’existence de ce mal antique en empruntant à Sénèque quelques lumières pour éclairer ce singulier état de l’âme, trop brièvement décrit par Lucrèce. On se fera une juste idée de cette maladie, on pourra voir avec quelle confiance émue quelques Romains allaient aux philosophes pour leur demander la guérison.

Ne croirait-on pas entendre une confession moderne et contemporaine quand on fit les plaintes de ce capitaine des gardes de Néron, Annæus Sérénus, qui écrit à Sénèque pour lui dévoiler sa détresse morale ? Il y avait alors déjà de ces âmes tourmentées parce qu’elles se sentent vides, à la fois ardentes et molles, éprises de la vertu et sans force pour se la donner, inquiètes sans connaître la