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dre sur l’impie Lucrèce une étude morale analogue à celles que la critique moderne se plaît à faire quelquefois sur de nobles esprits que les désenchantemens de la vie, les angoisses du doute ont amenés à la foi religieuse. Qui ne s’est intéressé aux révolutions morales de ces âmes agitées qui, au XVIIe siècle surtout et de nos jours encore, après avoir épuisé les délices de la vie ou les satisfactions de leur libre pensée, ont cherché un refuge dans les dogmes établis et sont devenus ensuite les éloquens défenseurs de leurs croyances nouvelles? Eh bien! quel que soit le mauvais renom de son système paradoxal, Lucrèce est, dans l’antiquité, l’esprit qu’on peut, à certains égards, le plus raisonnablement comparer à ces néophytes modernes. Seulement hâtons-nous d’ajouter que rien n’est plus différent que l’asile où il est allé abriter son âme mélancolique et endolorie. Il semble que, poussé par les mêmes sentimens, animé par la même ferveur, on ne puisse lui reprocher que de s’être trompé de route. Lui aussi a ressenti le dégoût du monde et des affaires et l’horreur insurmontable des passions auxquelles il a été en proie. Contemporain de Marius et de Sylla, il a vécu dans un temps où l’on pouvait déjà désespérer de la liberté romaine; il a vu l’ambition féroce des chefs, la cupidité des soldats, l’incurable corruption des citoyens et tout l’écroulement de la morale publique et privée. On ne peut douter que son cœur n’ait été contristé et profondément remué par ces spectacles sanglans, quand on entend dès le début de son poème ses vœux pour la pacification de sa patrie, cette prière, la seule qui lui ait échappé et que le patriotisme ait pu arracher à son incrédulité, où il supplie la déesse de la concorde et de l’amour de désarmer le dieu de la guerre et d’étendre sur les Romains sa protection maternelle. Aussi ce chevalier, auquel le rang de sa famille permettait de rêver toutes les grandeurs, que son génie et sa naturelle éloquence auraient, à ce qu’il semble, facilement porté aux plus hautes charges, s’est rejeté de dégoût et d’horreur dans la vie privée et dans l’innocence d’une condition obscure.

Toute la partie morale de son poème respire cette horreur et cette pitié pour les luttes intéressées, pour les débats tragiques du Forum, et surtout pour les crimes et les malheurs de l’ambition. On est quelquefois tenté de croire que Lucrèce a été engagé dans ce terrible conflit des rivalités romaines, que son âme a été violemment froissée et meurtrie dans la mêlée, et que ce langage irrité et méprisant exprime surtout l’amertume des espérances déçues. Le poète semble se tracer à lui-même des tableaux de l’ambition triomphante, mais misérable dans sa grandeur, ou de l’ambition humiliée, pour repaître ses yeux de misères auxquelles il a eu le bonheur d’échapper. Sans vouloir affirmer ce qu’il est impossible de