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altéré encore dans les siècles éclairés par les efforts trop ingénieux qu’on avait faits pour l’établir. Le beau travail de Lachmann mériterait d’être plus connu en France, où l’on se sert encore presque exclusivement des éditions plus ou moins corrigées de Lambin et de Wakefield. Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier en détail une restauration de textes latins, et nous n’en parlons en passant que pour rendre hommage au savant qui a le mieux mérité du poète dont nous voudrions en ce moment pénétrer le caractère et l’âme.

Nous cédons à l’attrait sévère d’une œuvre poétique que rien dans la littérature latine ne surpasse peut-être en intérêt littéraire et moral, et qui offre encore cet avantage de n’avoir pas été depuis longtemps épuisée par la critique. Le grave et sombre génie de Lucrèce ne fut jamais bien populaire même chez les anciens, et si les lettrés et les poètes tels qu’Horace et Virgile ont envié sa gloire et l’ont profondément étudié par une secrète sympathie pour sa doctrine, ou pour dérober à son admirable langue de belles expressions, ils ne se mettaient pas pour lui en frais de louanges et se contentaient, pour lui faire honneur, de quelques allusions flatteuses. Seul, le léger et libre Ovide a exprimé son admiration en des termes qui ne furent ni trop discrets ni équivoques. Il semble que les convenances se soient opposées à l’éloge bien franc d’un poète qui chantait une doctrine suspecte, et qui d’ailleurs passait à bon droit pour un ennemi des dieux. Dans la littérature latine, le poème impie de la Nature¸ par un certain mystère qui l’entoure, fait penser à ces bois redoutables touchés par la foudre que la religion romaine mettait en interdit et entourait de barrières pour empêcher les simples et les imprudens de poser trop facilement le pied dans un lieu que le ciel avait frappé de réprobation. Pour des raisons analogues, les modernes à leur tour ont négligé l’étude de ce grand poète, ou du moins se sont fait un devoir souvent de n’en point parler. Çà et là quelques érudits courageux, épris surtout du beau langage, ont bien pu rétablir ou pénétrer le texte, admirer la langue sans entrer dans les pensées et vanter la forme du vase antique sans trop goûter à la liqueur, d’autre part de libres esprits, tels que Montaigne, Gassendi ou Molière, inclinant vers la doctrine, ont fait du poème l’objet de leurs méditations; mais les critiques proprement dits, ceux qui se chargent de célébrer pour tout le monde les mérites d’un bel ouvrage, paraissent avoir dédaigné le poème de la Nature, soit qu’ils aient été rebutés par l’antiquité d’une langue non encore arrivée à une élégance classique, soit qu’ils n’aient pas démêlé sous une versification un peu rude les trésors de poésie, soit enfin que leur conscience religieuse ait imposé silence à leur admiration littéraire. Si au XVIIIe siècle, dans l’école philosophique, Lucrèce arrive tout à