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Un suprême regard, et, saluant des yeux
Les vieux meubles fanés, les portraits des aïeux,
Il partit. Sur l’épaule il portait sa cognée,
Et sa main fièrement en pressait la poignée.
La rue était déjà ténébreuse, et le bruit
Des métiers haletans résonnait dans la nuit.
Il gagna le chemin de la Samaritaine ;
Là, sous des marronniers, jaillit une fontaine :
Les femmes du faubourg vont emplir vers le soir
Leurs seilles de sapin dans le clair réservoir.
Au-dessus de la source à grand bruit épanchée,
Il vit dans la pénombre une forme penchée,
Et reconnut Sylvine. Il s’approcha soudain :
« Je bénis Dieu, dit-il, je bénis ce chemin
Où je puis vous parler à cette heure suprême.
Sylvine, je pars ce soir et je vous aime !
Je vous aime ardemment, — comme le prisonnier
Aime l’air pur et libre et le vent printanier,
Et comme le proscrit adore la patrie ; —
Je vous aime, et je vais recommencer ma vie.
Car ce fervent amour, en entrant dans mon cœur.
L’a rempli de lumière et l’a rendu meilleur.
Me voici bûcheron, regardez ma cognée!
Je ne veux revenir qu’avec ma dot gagnée,
Et loin de vous, bien loin, pour longtemps je m’en vais. »
Sylvine lui tendit la main : «Je le savais ;
Ce que vous avez fait montre un noble courage,
Et mon cœur vous en aime encore davantage... »
Puis, comme cet aveu, trop fort pour sa fierté,
De sa bouche avait fui contre sa volonté.
Elle voulut quitter la source au chant sonore ;
Mais Lazare : «Oh ! restez, parlez, parlez encore !
Les seuls biens que j’emporte avec moi sont les mots,
Les chastes mots d’amour sur vos lèvres éclos !... »
Sans la nuit, on eût vu sur le front de Sylvine
La rougeur se répandre, on eût vu sa poitrine
Palpiter sous les plis de son corsage noir.
Alors, comme l’eau pure au bord du réservoir.
Tout l’amour de son cœur vint sur sa bouche émue
S’épancher : « Oui, dit-elle, oui, vous m’avez vaincue.
Je vous aime, Lazare, et l’avoue aujourd’hui;
Mais ce muet amour en mon âme enfoui
Y serait resté clos jusqu’à ma dernière heure,