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le promets, et je fais chercher des chevaux ; le maître de poste me déclare que, dussé-je lui donner un coffre plein d’or, il ne me suivra pas et ne me laissera pas emmener ses chevaux plus loin que Quouïoun-Aghla, à l’entrée du district. En trouverai-je d’autres dans ce misérable village? C’est peu probable. J’ai beau répéter aux gens de Bey-Bazar que nous avons vu de près ces terribles bandits d’Assi-Malitch : « Le pays, nous assure-t-on, est bien plus mauvais et plus dangereux maintenant qu’il y a deux mois. » A l’avènement d’Abd-ul-Aziz, on a relâché, suivant l’usage, presque tous les mauvais sujets qui étaient en prison à Angora. A peine rentrés chez eux, ils se sont vengés de ceux qui les avaient fait emprisonner, et maintenant ils tiennent la montagne. Ingénieux système qui crée des difficultés nouvelles dès les premiers jours d’un nouveau règne, au moment où il importerait le plus de les éviter ! Il est possible qu’en effet il y ait maintenant, à cause de cette imprudente mesure, un peu plus de danger que par le passé; le mudir, affirme-t-on, n’exerce aucune autorité dans son district, il est à peu près bloqué dans sa chétive capitale, Quouïoun-Aghla. Devant cette résistance universelle, il faut bien céder et tuer le temps en faisant quelques courses aux environs et en parlant turc le plus possible.

Les occasions ne nous manquent pas de prendre de bonnes leçons de langue turque; c’est, du matin au soir, une procession qui n’en finit pas. Le maître de la maison, sous prétexte que ce sont ses parens, nous amène sept ou huit fois par jour des personnages plus ou moins graves, qui ont tous, comme lui, quelques sornettes à nous conter sur leur santé, quelques remèdes à nous demander pour des maladies souvent imaginaires. Ces consultations ne sont pas toujours amusantes et lassent parfois ma patience. On a la plus grande peine du monde à arracher à ces cliens les renseignemens qui sont nécessaires au médecin. Quand on leur fait des questions sur leur régime, sur ce qu’ils éprouvent, sur les symptômes qui se sont manifestés : « Pourquoi me demande-t-il cela? disent-ils. Un médecin apprend tout cela par le pouls. » La réputation de notre docteur grandit pourtant à vue d’œil; on l’appelle, il est vrai, pour les femmes moins que je ne l’aurais cru, d’après notre expérience d’Uskub. On lui demande bien des remèdes pour plusieurs d’entre elles; mais sur sa déclaration qu’il ne peut rien prescrire sans avoir vu les gens, les choses en restent là. On se décide, enfin, après deux ou trois jours, à le demander dans un harem ; il y trouve une jeune femme gravement malade de la poitrine, mais dont les traits fatigués sont encore d’une grande beauté. Après de légères façons, elle se dévoile, elle se laisse ausculter à plusieurs reprises, comme ferait une malade européenne. Sa mère, son beau-père, son mari, sont là, et le docteur est touché