Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un aspect plus original encore et plus saisissant. Dans chacun des angles rentrans que forme en se dérobant brusquement une des falaises, l’autre se précipite aussitôt comme pour remplir l’espace vide. C’est une série de caps aigus et sombres, comme de prodigieuses dents qui s’emboîtent les unes dans les autres. Ce qui ajoute encore à l’effet, c’est le riz qu’on cultive au fond du ravin; cette bande étroite de claire et brillante verdure fait paraître le ravin plus bizarre, la roche plus noire. Sur le torrent est jeté un pont de planches tordu par le vent. On passe à pied dans le lit du torrent, qui n’a pour le moment que très peu d’eau; l’hiver, il doit être infranchissable. Si, une fois arrivé là, on se retourne, on ne distingue plus, parmi les buissons, le sentier en lacets par où l’on a mis une heure à descendre; il semble impossible de sortir de cette sorte d’abîme, qui rappelle certains paysages de M. Gustave Doré.

Au milieu du plateau se trouve une mosquée isolée, autour de laquelle on se réunit quand sont habités les ïailas ou villages d’été, très nombreux sur ces pelouses; c’est là qu’on vient tenir le marché et vendre les bestiaux. Ces chalets, bâtis de troncs de plus non équarris, sont semés par groupes sur les gazons, parmi les bouquets d’arbres; mais toutes ces maisons, si cela peut s’appeler ainsi, sont vides maintenant. Depuis le commencement de juillet, on est redescendu dans les plaines pour faire la moisson. Le premier soir, nous trouvons l’hospitalité dans un ïaila, où il n’y a qu’un seul homme, l’iman. Tous les autres sont allés faire la moisson. Les femmes et les enfans restent seuls ici. Les femmes passent, ainsi isolées, tout un grand mois à préparer le fromage, le beurre, les tapis pour l’hiver. Leurs maris viennent ensuite les rechercher pour descendre tous ensemble vers le milieu de septembre. Il faut que ces montagnes soient bien sûres, et qu’il n’y ait guère de mauvais sujets dans le pays, pour que les maris puissent ainsi s’absenter en laissant pendant si longtemps leurs femmes au logis sans aucune protection. On n’oserait pas cela en France. Les Grandvillaises restent bien veuves pendant plusieurs mois chaque année, mais encore y a-t-il des gendarmes à Grandville !

En tout, on reste à peu près six mois dans ces chalets. Les propriétaires de ceux-ci ont leur village à dix-huit heures d’ici, dans la province d’Angora. L’iman, qui représente à lui seul toute la population mâle du village, met un empressement et une bonté rares à nous installer, à nous fournir les moyens d’établir aussi commodément que possible notre pauvre malade. Le soir, pour éviter la chaleur gênante du grand feu qui brûle dans la cheminée, Méhémed et moi allons nous loger, avec la permission de l’iman, dans la pe-