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Pendant que notre compagnon Guillaume, qui commence à se sentir souffrant, esquisse quelques stèles, et que le docteur Delbet prend des vues photographiques et voit des malades, j’emploie une journée à courir la plaine à cheval avec Méhémed, pour recueillir des inscriptions. Elles sont très nombreuses dans les cimetières des villages. Auprès de Karaagatch, nous entrons, pour demander un renseignement, chez Tahir-Bey, un ancien domestique d’Abd-ul-Medjid, qui touche 150 piastres de retraite par mois. Il ne sait pas où se trouvent les pierres que nous cherchons, mais il nous prie de nous reposer chez lui. Il nous offre un chibouque et une tasse de café, et nous causons un instant. Lui aussi, il se plaint de la vénalité des fonctionnaires. «Devant notre caïmacan et notre cadi (ce sont ses paroles), avec un mouton offert à propos, on est toujours sûr d’avoir raison. »

La matinée du dernier jour est employée à chercher des chevaux. Méhémed amène cinq ou six loueurs avec qui s’engagent des négociations. Ceux-ci désirent que j’assiste au traité. Je viens donc m’asseoir gravement sur le sofa, à côté d’un beau vieillard à barbe blanche, aubergiste et médecin, qui porte la parole pour les autres propriétaires de chevaux. Les conventions enfin conclues, après une assez longue mais toujours calme discussion, on sert le café, et nous nous séparons. Je vais avec Méhémed faire déterrer, pour lire la fin d’une inscription, le bas d’une de ces pierres qui, devant les mosquées, servent à l’iman et autres personnages de distinction pour monter à cheval et pour en descendre. Cela soulève d’abord de la part des passans quelques timides objections qui disparaissent dès que j’ai promis de laisser la pierre en place, de ne pas l’emporter. Il en avait été de même l’autre jour au cimetière, où j’avais eu besoin de dégager le pied d’une stèle. Par précaution, j’avais pris avec moi un zaptié. Au premier coup de pioche arrivent quelques Turcs qui font remarquer que cette pierre recouvrait la tombe d’un musulman. Dès que mon acolyte leur assure que je ne songe nullement à changer la pierre de place, mais que je veux seulement lire ce qu’il y a d’écrit sur une des faces, l’inquiétude fait place à une bienveillante curiosité.

En rentrant, je trouve notre brave et savant compagnon souffrant et couché, avec la fièvre. Il insiste néanmoins pour que nous partions, comme c’était convenu, le lendemain matin. Nous faisons nos préparatifs pour nous mettre en route de bonne heure. Nos hôtes arméniens, envers qui le moment était venu de s’acquitter, nous ont fait un vrai compte d’apothicaire. Leur excuse à mes yeux, c’est que le cavasbachi ou chef de la police leur avait dit, à ce qu’il paraît, pour les engager à nous recevoir de bonne grâce, « que nous