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conducteur est debout, cet attelage rappelle le char antique tel qu’on le voit représenté dans les bas-reliefs. Le dessous de ce plancher est garni de pierres à fusil tranchantes, fixées entre des tresses de paille. Ces pierres ouvrent l’épi et coupent la paille.

On aperçoit plusieurs villages dans la plaine; nous couchons dans ou plutôt devant un khan, sous l’appentis dont il est flanqué, auprès du village de Darieri. Nous avons beau nous être empaquetés dans notre drap et sous des mouchoirs, les cousins bruyans nous tiennent longtemps éveillés, et dès que nous entrouvrons notre prison pour respirer un peu, ils y pénètrent et nous martyrisent. Nous passons la nuit à nous découvrir à cause de la chaleur et à nous recouvrir pour éviter les cousins.

26 juillet. — La plaine de Boli, où nous conduit à travers les bois un sentier aussi agréable que celui de la veille, est bien mieux cultivée que celle d’Uskub, mais moins pittoresque. La chaîne qui la termine au sud, l’Olympe de Galatie, présente à peu près le même aspect. C’est aussi une longue muraille, mais moins élevée et moins boisée. La culture monte assez haut sur les pentes. Plusieurs villages s’y reconnaissent de loin à leurs minarets. Partout le blé et l’orge tombent sous la faux. Comme nous approchons de la ville, dans un champ, tout près de la route, une moissonneuse se met à chanter ou plutôt à nasiller, en se tournant vers nous, une chanson qui est évidemment destinée à parvenir à nos oreilles. Un de nos surudiis, un vieillard, choqué de cette provocation, déclare que ce doit être une fille de mauvaise vie. Quelquefois un riche propriétaire, quand il loue pour la moisson une troupe de garçons, engage en même temps, pour les divertir, une de ces femmes. Elle les égaie par ses chansons et les délasse de leur travail. L’attention est délicate.

Boli, l’ancienne Bithynium, puis Claudiopolis, est au milieu de la plaine, au pied d’une éminence que surmontent les restes d’un château fort. Nous sommes reçus au konak[1] par le mal-mudiri ou receveur des finances qui remplace pour le moment le caïmacan en tournée. A l’élégance de ses manières, à la douceur et à la pureté de son langage, on reconnaît tout de suite en lui un Turc de Constantinople. Nous nous installons de notre mieux dans la maison non encore terminée d’un marchand arménien. Il y a huit mois que tout le quartier arménien de Boli, par l’imprudence d’une vieille femme, a brûlé en deux heures. Sur cent cinquante maisons qui le composaient, il en est resté trente. Pas d’Arméniens catholiques ici, ni de Francs, ni de Grecs. Le soir, nous avons la visite du banquier armé-

  1. On appelle ainsi la maison où siègent les autorités et où se tient le conseil.