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ment définitif à la vie nomade et qui consacre le mariage de l’homme avec la terre; il allait se bâtir une maison, et déjà il avait abattu les arbres qui devaient lui servir de maîtresses poutres, quand l’autorité résolut d’établir, tout près de lui, de l’autre côté du ruisseau, un village de Tartares. Cela l’a décidé à attendre encore. Il craint qu’on ne gâte ses champs, qu’on ne cueille ses pommes. Peut-être, si ces voisins se montrent par trop incommodes, lèvera-t-il les piquets de sa tente pour aller les replanter un peu plus loin, dans quelque autre clairière.

Les femmes (il en a deux) sont dans une division de la tente, séparée par une épaisse draperie du quartier destiné aux hommes. Pendant que nous sommes là, le Kurde est pris d’un accès de fièvre pour lequel nous lui donnons du sulfate de quinine. Enchanté, il en demande aussi pour une de ses femmes qui, dit-il, souffre de la même maladie. On lui dit qu’il faut que le docteur la voie, que sans cela il ne peut rien prescrire. « Ce n’est pas possible, répond-il, ce n’est pas la coutume. » Il aime mieux laisser la malheureuse continuer à trembler la fièvre. On est plus sévère ici sous la tente du nomade, resté attaché aux anciens usages, que dans les villes, où presque partout, après plus ou moins de façons, on laisse le docteur pénétrer dans le harem.

La chaleur est très forte ; ce n’est qu’à quatre heures que nous prenons congé de notre Kurde, enchantés de son hospitalité. Pendant plus d’une heure, nous marchons sous bois, et nous franchissons quelques contre-forts d’une faible élévation. C’est toujours le hêtre qui domine. Nous débouchons ensuite dans une jolie plaine tout entourée de bois. C’est, si je ne me trompe, la haute vallée du Milan-Souïou, la rivière qui traverse la plaine d’Uskub. La campagne est très animée ; on moissonne partout. Des femmes tout en blanc se relèvent parmi les blés pour nous voir passer. On entend le bruit des faux qu’on aiguise. Des volées de ramiers et de tourterelles s’abattent sur les javelles et les pillent. Ce n’est pourtant pas gai comme une moisson française. Les femmes reviennent seules au village. Quand nous les regardons, elles se détournent. Pas de ces joyeux propos que chez nous le passant échange volontiers avec les rieuses bandes de moissonneuses interrompant un instant leur travail, pour le reprendre après avoir répliqué par quelque rustique et gaillarde raillerie. Au milieu des champs, beaucoup d’aires où l’on a déjà commencé le battage : il se fait au moyen d’une sorte de plancher mobile, long de deux à trois mètres, large d’un mètre environ, que traînent en cercle deux bœufs ou deux chevaux. Sur cette espèce de char se tient, tantôt assis, tantôt debout, une femme ou un jeune garçon qui guide les animaux et les excite de l’aiguillon. Quand le