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teresses et sous les pierres qui portent des inscriptions. Qu’on leur réponde en plaisantant ou sérieusement, on ne leur ôtera pas cette idée de la tête. L’an dernier, ils en ont été victimes : un derviche d’Erzeroum est venu s’établir chez eux; il leur a déclaré qu’il connaissait dans la montagne un endroit où il y avait de grands trésors cachés; s’ils voulaient travailler sous sa direction, il les leur ferait trouver, et on partagerait. Par son air de confiance, par l’assurance de sa parole, il s’empara de leurs esprits au point que, de plusieurs villages de la plaine, des hommes se mirent à sa disposition et que pendant près de deux mois une vingtaine de travailleurs remuèrent la terre à l’endroit désigné, y firent des trous profonds, y ouvrirent des tranchées. Cependant on hébergeait, on nourrissait le derviche qui allait donner aux villageois toute une fortune; pouvait-on faire moins? Au moment où les ouvriers, n’ayant pas encore rencontré un seul para, commençaient à se lasser, un beau jour, sans crier gare, le derviche disparut. Alors enfin ces naïfs paysans comprirent qu’on s’était moqué d’eux. A Uskub, dans la même espérance, on a bouleversé le grand tertre qui est au sud de la ville, et où s’élevaient, à ce qu’il semble, des bains. Inutile d’ajouter qu’on n’a pas trouvé de trésors, mais seulement des stèles portant des inscriptions, des tuiles et des briques romaines que l’on a en partie employées dans des constructions nouvelles.

Rien au fond de plus naturel que cette croyance. Comment ces gens simples et ignorans comprendraient-ils que des étrangers qui ont largement chez eux tout ce qu’il leur faut pour vivre se dérangent pour venir examiner de vieux murs et lire les épitaphes de gens morts depuis longtemps? On a beau leur dire qu’ils auraient tort d’y chercher malice, il leur est impossible de se faire une idée de la curiosité scientifique et de la puissance que ce mobile exerce sur les actions des Européens; on ne se figure pas plus un sentiment auquel on est étranger qu’un aveugle-né ne peut imaginer les couleurs. Ils cherchent vainement à savoir comment notre science, notre esprit critique, tirent parti des moindres indices pour retrouver les traits épars du passé humain, pour en recomposer, pour en ranimer l’image effacée. Le but de tous leurs efforts dans leur existence étroite et bornée, c’est de fuir l’étreinte de la misère, c’est de gagner un peu d’argent. Ils supposent donc, non sans vraisemblance, que c’est pour en gagner beaucoup à la fois que l’on vient de si loin, et au prix de tant de fatigues, parcourir leur pays. Ces instrumens mystérieux qu’ils voient entre nos mains, et dont ils ne connaissent pas l’usage, ce sont les auxiliaires que nous employons dans cette recherche, les chiens de chasse qui découvrent le gibier. Avec cette conviction bien arrêtée dans leur esprit, ne faut-il pas