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quée. La prière finie, on apporte le souper et on le place devant moi. J’invite l’iman, mon hôte, à s’asseoir, et lui aussitôt invite le cavas et le muletier. Il ne lui vient pas à l’idée qu’un Européen pourrait être contrarié de dîner avec ses domestiques. On entend ici l’égalité autrement que chez nous. Pas de pays où les petits soient moins protégés contre les grands, où il y ait plus d’inégalité devant la loi, ou du moins devant ceux qui sont chargés de l’appliquer, et pas de pays non plus où la différence de conditions se marque moins dans les rapports sociaux. Ici le muletier mangera avec le bey et le tutoiera; mais si le bey ne veut pas payer le muletier qui lui a loué son cheval et qu’ils aillent devant le juge, on donnera tort au muletier, eût-il dix fois raison. Mieux vaut peut-être l’égalité à la française. En France, le domestique ne tutoie pas son maître et ne s’assied pas à sa table; mais lui a-t-on fait tort de quelques sous, il fera condamner le maître, millionnaire ou non, par le juge de paix.

Après souper, sous ces feuillages qui blanchissent et parmi ces eaux qui tremblent aux rayons de la lune, la soirée est trop belle pour qu’on songe à se coucher. Nous restons jusque vers onze heures à causer. Méhémed se met à raconter ses campagnes, c’est-à-dire comment, du côté de Bayezid, lui et neuf mille Turcs ont pris leurs jambes à leur cou au premier bruit du canon russe; les Russes n’étaient guère que trois mille. Méhémed aime beaucoup ce récit: c’est la troisième ou quatrième fois que je l’entends; eût-il été deux fois vainqueur, il ne prendrait pas plus de plaisir à recommencer cette narration. C’est manquer un peu de vergogne. Il y a chez tous ces Turcs un bien singulier mélange d’orgueil et de bonhomie. Je n’aime pas qu’on pousse trop loin la simplicité; celui qui fait trop bon marché de lui-même ne fera rien pour mériter l’estime. Je suis d’ailleurs le seul à qui ce récit ne plaise pas; il intéresse beaucoup les auditeurs. Méhémed leur dit, sans soulever aucune opposition, que l’armée russe vaut bien mieux que l’armée turque, que les officiers russes sont bien plus braves, etc. Je prends quelques précautions oratoires pour leur faire observer que, si leurs soldats sont excellens, leurs officiers sont, à quelques exceptions près, lâches et voleurs. Ces précautions étaient inutiles : ils sont tous d’avance de mon avis sur ce point. On parle un peu du nouveau sultan; ils font quelques questions à ce sujet, mais sans vive curiosité. Au fond, rien de ce qui ne les touche pas directement n’intéresse ces braves gens. Il est difficile de se faire une juste idée de cette tranquille indifférence pour tout ce que nous appelons la politique. En revanche, ils s’informent avec intérêt si nous n’avons pas trouvé de trésors, s’il n’y en a pas dans les vieilles for-