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bres d’une incomparable élégance. A côté des vieux platanes creusés par le temps, qui rabattent vers la terre leur fort et capricieux branchage, les hêtres montent comme des fusées, les tilleuls en fleur laissent pendre leurs grappes odorantes, le lierre s’enroule au tronc des frênes, et mêle ses sombres festons à leur clair feuillage. Des rameaux les plus élevés tombent les tiges grêles de la vigne sauvage; on dirait les cordages d’un navire.

Nous descendons après une courte halte sur ce sommet. Notre iman nous montre le chemin du second des hameaux qui composent le village de Bey-Keui, et nous y arrivons en dix minutes. Nous sommes reçus par l’aga, qui est le principal personnage du lieu : il nous engage à nous asseoir pour prendre le café. L’intérêt avec lequel nous paraissons écouter ses plaintes contre les Tartares le décide à pousser plus loin encore l’amabilité. Tout d’un coup il se lève, disparaît quelques instans, puis reparaît avec un plateau qui porte tout un déjeuner. Quoique ce repas soit le second de la journée, il faut bien se résigner. Le brave homme nous raconte ses malheurs. Une bande de ces Tartares qui de Russie ont récemment émigré en Turquie a construit un village à un quart d’heure de Bey-Keui; le gouvernement leur a donné des terres, mais ils ne s’en sont pas contentés : ils ont pris ce qui dans le voisinage était à leur convenance. Ainsi ils se seraient emparés de quatre cents journaux de terre labourable appartenant à Osman-Aga, notre interlocuteur! Toutes les réclamations adressées au mudir et au caïmacan ont été inutiles : les Tartares se prévalent de la bienveillance que leur témoigne le gouvernement impérial, et d’ailleurs, quoiqu’ils ne sachent pas encore parler le turc, ils connaissent assez déjà leur Turquie pour savoir acheter à propos la connivence des autorités. C’est une leçon qu’ils avaient pu apprendre autrefois en Russie. Quant à résister soi-même à ces usurpateurs, on n’ose; les Tartares sont plus nombreux, et ils se servent volontiers du fusil et du couteau. Je promets à notre homme, pour le consoler, de tâcher de lui faire rendre justice, et je comble de joie son neveu, grand chasseur de cerfs, en lui donnant un peu de poudre. Il y a beaucoup de ce gros gibier dans la montagne, car on va le chasser sans chien. On rencontre les cerfs par bandes, et on tâche de les approcher à portée de la balle; on y réussit assez souvent. L’hiver, ils viennent tout près du village, mais maintenant il faudrait aller les chercher à plusieurs heures d’ici, dans la haute région, là où commencent les forêts de pins.

Au bout d’un quart d’heure, nous avons quitté Bey-Keui, et nous sommes au village des Tartares. Je ne sais si tout ce que racontent leurs voisins est vrai, mais le fait est que leur village a très bonne