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parce qu’il nous montre à nu l’âme même d’un homme à qui ressemblaient beaucoup de ses contemporains. On y verra combien ces gens-là différaient de nous, quel rôle jouait dans leur vie ce qui n’est dans la nôtre que distraction d’un moment et plaisir éphémère, comment c’était à une autre source qu’ils puisaient et les plus profondes de leurs joies et leurs plus mortelles douleurs. Les vrais rois du siècle, ce sont les artistes ; c’est à protéger les arts que les souverains emploient la richesse et la puissance conquises par une longue ambition et une politique sans scrupule, par bien des années de luttes et de combats ; Este, Médicis, Rovere, Borgia, républiques et rois, bons ou méchans princes, tous sont d’accord sur ce point et rivalisent d’ardeur et d’enthousiasme. Léon X, pour achever Saint-Pierre et pouvoir donner un libre essor au génie de Bramante et de Raphaël, fait prêcher et vendre les indulgences, brave les résistances de la consciencieuse et grave Allemagne, et donne le signal de la réforme. Eût-il même prévu les conséquences de la révolte de Luther, je doute qu’elle lui eut causé une aussi vive douleur que la mort de Raphaël, enlevé avant l’âge aux merveilles que la munificence du pontife lui permettait de faire éclore sur les murs des églises et des palais de Rome.

Nous connaissons moins bien le siècle de Cimon et de Polygnote, de Périclès et de Phidias. Les plus grands des historiens anciens dédaignaient, comme étranger à la dignité de l’histoire, tout ce qui n’était point la vie publique de la cité, et Thucydide ne nous raconte que les tuttes de l’Agora et celles du champ de bataille. C’est surtout par Plutarque que nous avons, dans ses vies de Cimon, de Périclès, d’Alcibiade, de précieux détails sur la vie de cette société, sur ses goûts, ses mœurs, ses plaisirs, sur la condition des poètes et des artistes, sur les vives émotions que causaient à ces fils de l’incomparable cité les chefs-d’œuvre des lettres et des arts. L’auteur du livre sur l’Acropole d’Athènes, M. Beulé, a montré dans la Revue, à l’aide surtout de Pausanias et de Plutarque, quelle a été l’existence d’un des plus grands hommes de cet âge fécond, de ce Polygnote que Cimon avait donné à Athènes, et qui refusait de faire payer à sa patrie d’adoption les œuvres admirables dont il l’enrichissait. On sait quels furent les rapports de Périclès et de Phidias, quelle intime amitié unissait ces deux hommes extraordinaires, et de quels immenses travaux la confiance de Périclès remit la direction à l’universel génie de Phidias. Phidias eut là, pendant une dizaine d’années, quelque chose comme la situation qu’occupa Bramante à Rome pendant les dernières années de sa vie. Comme M. Beulé l’a bien montré dans ses études sur Phidias, à deux mille ans de distance, la Rome de Léon X nous aide à comprendre l’Athènes de Périclès. L’impression qu’avaient produite sur l’imagination des Athéniens et sur l’esprit des Grecs les progrès contemporains de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, se retrouve jusque dans l’austère récit de Thucydide ; le grand historien, dans l’oraison funèbre qu’il prête à Périclès et où il fait une si profonde analyse du génie athénien, où il trace un si brillant tableau de ces jours trop rapides de jeunesse et d’espoir, les plus beaux que sa noble patrie ait jamais connus, indique comment la vie du citoyen d’Athènes s’écoulait alors dans une sorte d’enchantement perpétuel, au milieu de fêtes et de spectacles, parmi des merveilles naissantes dont la vue ne laissait pas de