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BIRON. — Je le sais bien.
ROSALINE. — Vous voyez donc combien il était inutile de me faire cette question.
BIRON. — Vous êtes trop vive.
ROSALINE. -— C’est votre faute de me provoquer par de telles questions.
BIRON.— Votre esprit est trop ardent, il va trop vite, il se fatiguera.
ROSALINE. — Il aura le temps de renverser son cavalier dans le fossé.
BIRON. — Quelle heure est-il ?
ROSALINE. — Il est l’heure où les fous font des questions.
BIRON. — Allons, bonne fortune à votre masque !
ROSALINE. — Au visage qu’il couvre.
BIRON. — Et qu’il vous envoie beaucoup d’amans !
ROSALINE. — Soit, pourvu que vous ne soyez pas du nombre.

Il suffit de cette courte analyse pour faire comprendre la profonde différence qui existe entre la fantaisie magique de Shakspeare et la petite historiette de Da Ponte qui, à tort ou à raison, a inspiré à Mozart une musique tendre, touchante et admirablement appropriée, quoi qu’on dise, aux situations et au caractère des six personnages qui figurent dans Cosi fan tutte.

Otez à la pièce de Shakspeare l’esprit, l’imagination, les caractères saillans et vigoureux qui s’y trouvent, changez les noms des personnages, mêles à tout cela quelques emprunts faits au libretto italien de Da Ponte, coupez en morceaux la musique de Mozart, faites pleurer les hommes au lieu des femmes, renversez la donnée dramatique en transportant la scène dans une cour princière du XVIe siècle, et vous avez la belle combinaison de MM. Michel Carré et Jules Barbier, aidés, dans cette noble besogne, par M. Prosper Pascal ! Après l’ouverture, que ces messieurs ont bien voulu conserver intacte, le rideau se lève, et l’on voit le prince de Navarre, Biron et d’autres courtisans qui se disposent, par désœuvrement, à former le projet de renoncer, pendant trois ans, aux plaisirs aimables et à l’amour. On chante le premier trio de la partition originale, on passe le second, et puis on distribue les autres morceaux selon les besoins de la cause et selon les exigences des nouveaux personnages et la division de la pièce en quatre actes. On pense bien que peu de morceaux résistent à ces modifications, et l’admirable quintette des adieux surtout, — Di scrivermi ogni giorno, — est méconnaissable, non-seulement parce que la partie comique que chante don Alfonso n’existe presque plus, mais parce que ce sont les hommes qui pleurent dans la pièce du Théâtre-Lyrique et non plus les femmes. Pourrait-on croire à une pareille outrecuidance et à tant d’ineptie, si on n’en avait pas la preuve sous les yeux ? Tout le reste est à l’avenant. Le trio charmant des trois hommes, — E voi ridete, — est ruiné de fond en comble, parce que l’effet du rhythme syllabique n’existe plus ; en compensation on a conservé, tant bien que mal, l’adorable trio pour deux voix de femme et basse : — Soave stà il vento,— délicieuse rêverie qu’on avait supprimée au Théâtre-Italien ! La scène capitale de la présentation des deux Valaques et de leur empoisonnement, scène compliquée qui donne lieu à l’admirable finale du premier acte dans l’œuvre originale, est bien plus invraisemblable et moins gaie dans la pièce nouvelle que dans Cosi fan tutte. Il est absurde en effet de voir un prince se battre contre un prétendu rival devant une princesse et ses femmes,