Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/963

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même, avec l’aide des femmes de service, le vêtement qu’elle voulait emporter avec elle. Elle mit en ordre une dernière fois ses chères armoires, et consigna ès-mains du bailli un inventaire bien en règle de tout ce qu’elles renfermaient. En dehors de cet inventaire furent laissés par elle deux robes de soie, un vieux châle, et l’uniforme militaire de grand-papa, — tous objets qui lui avaient été donnés dans le temps, et que ses soins assidus avaient maintenus dans un merveilleux état de conservation, — surtout les belles broderies d’or du costume de guerre.

Elle exprima le désir que l’une des robes (qui était fond rose, à ramages) pût servir à faire une robe de chambre pour Voloda ; l’autre, de couleurs mélangées, devait me revenir pour le même usage ; le châle était destiné à Lubotshka, et l’uniforme du grand-père appartiendrait plus tard au premier de ses deux petits-fils qui aurait gagné l’épaulette.

Tout le reste de son avoir, — sauf quarante roubles environ, qu’elle destinait à quelques menus souvenirs et à défrayer les dépenses funéraires, — revenait de droit à son frère, qui vivait dans le désordre au fond de je ne sais quelle province, et avec lequel, à cause de cela, elle n’avait voulu avoir, durant sa vie, aucun rapport. Ce frère arriva bientôt après, fort alléché ; mais quand il s’aperçut que la succession tout entière montait à vingt-cinq roubles-papier, il se révolta, « regardant, disait-il, comme impossible qu’après soixante ans de service dans une maison riche, où elle avait tout sous la main, — et avec l’humeur presque avaricieuse que l’on connaissait, — sa sœur n’eût pas laissé davantage. »

C’était pourtant bien l’exacte vérité. Il est également vrai qu’après avoir reçu les derniers sacremens, et lorsqu’elle eut fait venir autour d’elle les autres domestiques du château pour leur demander pardon des torts qu’elle avait pu avoir envers eux, Natalia termina sa confession publique par cette phrase remarquable : « J’ai pu avoir bien des torts ; mais pour voleuse, je ne l’ai jamais été… Je ne me suis jamais servie d’un bout de fil qui ne m’appartînt… » C’était là l’unique vertu que l’humble femme voulût se reconnaître.

Elle repose non loin de la petite chapelle érigée sur la tombe de ma mère ; autour du petit tertre, surchargé d’orties et de bardanes, sous lequel Natalia est endormie, court une balustrade de bois noir. En sortant de la chapelle, je ne manque jamais d’aller m’incliner devant cette balustrade, et je me suis souvent demandé, — debout entre la chapelle et le tertre, — si la Providence ne m’a fait connaître ces deux êtres d’élite que pour placer dans ma vie un regret destiné à durer autant qu’elle.


E.-D. FORGUES.