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voix attendrie : — Approchez, dit-elle, approchez, mon ange chéri !… Je crus qu’elle s’adressait à moi, et j’avançai ; mais elle ne me regardait déjà plus… — Si vous saviez, mon amour, si vous saviez, reprit-elle, comme j’étais malheureuse, et quel plaisir j’éprouve à vous revoir… Je compris alors qu’elle se croyait avec maman, et je m’arrêtai à deux pas d’elle… — Ils disaient que vous étiez partie, continua-t-elle, fronçant tout à coup le sourcil… Quelle absurdité !… Comme si vous pouviez mourir avant moi !… Ici elle poussa un éclat de rire insensé, qui déchirait l’oreille et le cœur.

Peu après, grand-maman retrouva des larmes, et ce jour-là elle fut sauvée. Sa tendresse pour nous redoubla. Nous ne quittions plus son grand fauteuil, et là, parlant sans cesse de maman, elle nous comblait de caresses. Personne bien certainement n’aurait osé prétendre qu’il y eût dans la douleur de cette pauvre grand’mère la moindre exagération, et certes elle s’exprimait d’une manière touchante. Cependant, et je ne sais pourquoi, je m’associais mieux à celle de Natalia Savishna, et je suis encore convaincu maintenant que personne n’a aimé, regretté ma mère comme cette bonne créature si simple et si tendre.

Pauvre Natalia Savishna ! Après la perte de sa maîtresse, elle ne vécut plus que par habitude, soupirant tout bas après la mort, et sans trop s’en douter. Il lui en coûtait beaucoup de n’avoir plus rien à faire. Les armoires, les placards, les buffets étaient restés sous son contrôle, et elle ne se faisait pas faute de les ranger et déranger sans relâche ; mais le bruit, l’activité d’autrefois manquaient pour elle à la résidence seigneuriale. Les regrets, l’oisiveté relative, les changemens survenus dans sa manière de vivre développèrent en elle une maladie vers laquelle tendait naturellement sa constitution. Un an après la mort de ma mère, Natalia Savishna, devenue hydropique, fut réduite à s’aliter. Moi seul peut-être au monde, je comprends combien il a dû être pénible pour elle de vivre et plus encore de mourir seule dans ce grand château de Petrovska, sans parens ou amis qui vinssent lui fermer les yeux. Tous les habitans du château l’estimaient et l’aimaient, il est vrai ; mais elle n’avait de véritable intimité avec aucun, et de ceci elle tirait vanité, croyant devoir à son poste de faveur et de confiance cette espèce d’isolement qui la mettait au-dessus de tout soupçon. Elle n’eut donc de consolation, pendant les dernières semaines de sa vie, que la prière à Dieu et les assiduités reconnaissantes de son vieux chien Mosca ; elle le prenait sur son lit, et lui, léchant ses mains, il fixait sur elle ses yeux jaunes. Quand elle le vit commencer à s’inquiéter et à gémir : — Assez, assez ! lui dit-elle… Tu n’as pas besoin de m’avertir… Je sais que la mort est proche…

Un mois avant, elle prit toutes ses dispositions et prépara elle--