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de la morte, — continuait à crier avec une violence convulsive. Je me mis à crier aussi, et d’une voix peut-être plus effrayante ; puis je sortis en courant…


La veille de ces funérailles, — excusez le désordre de ces tristes souvenirs, — j’étais allé dans la chambre de Natalia Savishna pour sommeiller un peu, après le dîner, sous ce tiède édredon qui m’avait si souvent abrité. La bonne vieille y était elle-même installée ; mais dès qu’elle m’entendit venir, elle se souleva, écarta le mouchoir qui protégeait son visage, et, rajustant son bonnet, s’assit au bord du lit. Je ne voulais pas la déranger, mais elle prétendit qu’elle était tout à fait remise de ses fatigues et me força de prendre sa place encore toute chaude. Je parlais longuement avec elle de celle que nous avions perdue. Elle me raconta dans le plus grand détail toutes les marques d’attachement qu’elle avait reçues de ma mère, et comme tout enfant celle-ci l’appelait : « Ma Nashik ! » et comme plus tard elle ne voulait pas se marier, à moins d’emmener « Nashik » avec elle… — Ah ! continua la pieuse femme, vous n’oublierez jamais votre maman, c’est moi qui vous le dis… Ce n’était pas une créature humaine, c’était un ange du ciel… Quand son âme sera dans le royaume d’en haut, elle continuera de vous aimer et de se réjouir en vous.

— Pourquoi dites-vous : quand son âme sera ?… demandai-je. Ne dois-je pas croire qu’elle y est déjà ?

— Non, mon chéri, non, reprit-elle, baissant la voix et m’attirant tout près d’elle. Son âme est encore ici !… — Et elle me montrait le plafond. Son accent était celui d’une si ferme et si parfaite conviction, que malgré moi je levai les yeux, cherchant à discerner quelque chose… — Avant que les âmes des justes n’entrent au paradis, reprit Natalia, elles ont encore quarante épreuves à subir en quarante jours, et tout ce temps-là, elles le passent dans leur maison[1].

Tout ceci (et bien d’autres propos encore) me fut dit comme la chose la plus simple, la plus incontestable, et dont personne au monde ne pouvait s’aviser de douter. J’écoutais si attentivement que j’en perdais la respiration, et, sans comprendre très bien ce qu’elle me contait, je ne m’avisai pas un instant d’en rabattre une parole.

— Oui, mon chéri, dit enfin Natalia Savishna… Elle est ici, elle nous regarde… Peut-être entend-elle ce que nous disons… — Et, levant la tête, elle garda le silence…

Foka parut à la porte. Voyant combien nous étions émus et ne voulant pas nous déranger, il attendait sur le seuil.

  1. Croyance des paysans russes.