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haité moins de grâce et de belle prestance dans un moment pareil. Mimi, s’adossant au mur avec sa robe en désordre et couverte de duvet, son chapeau tout de travers, ses yeux rouges, ses jambes qui se dérobaient sous elle, ses sanglots déchirans, m’offrait un autre idéal de la douleur. Des discours mélancoliques tenus par elle à mon père, en ma présence, la veille au soir, j’avais pu conclure que la perte d’une excellente protectrice, tant pour elle que pour Katenka, occupait une large place dans les regrets qu’elle accordait à « notre ange ; » mais, pour n’être pas absolument désintéressés, ses regrets, j’en ai la conviction, n’en étaient pas moins sincères. Voloda, dont le franc caractère ne pouvait admettre qu’une franche affliction, demeurait pensif, les yeux fixés sur n’importe quel objet ; puis tout à coup ses lèvres venaient à frémir. Il s’inclinait alors et faisait un signe de croix. Tous les étrangers présens en général m’étaient insupportables : leurs condoléances banales, adressées à mon père, m’exaspéraient presque. Quel droit avaient-ils de parler d’elle ? Et pourquoi cette affectation à nous traiter d’orphelins ? Ne savions-nous pas de reste qu’on appelle ainsi les enfans privés de leur mère ? Ils mettaient sans doute à nous donner ce titre les premiers la même affectation que ceux qui s’empressent autour d’une nouvelle mariée pour l’appeler madame.

Au plus reculé de la chambre, presque cachée par le battant d’un buffet ouvert, était à genoux une femme aux cheveux gris. Les mains jointes, les yeux aux ciel, elle ne pleurait point, elle priait. Son âme était aux pieds de Dieu. Elle lui demandait de la réunir bientôt à celle qui avait été ici-bas l’objet de sa plus vive tendresse ; elle le lui demandait avec le ferme espoir d’être bientôt exaucée : — Voilà celle qui l’aimait véritablement, pensais-je. Et j’avais honte de moi-même.

Le Requiem terminé, on découvrit le visage de la morte, et chacun des assistans, excepté nous, s’approcha du cercueil pour prendre congé d’elle en lui donnant le baiser suprême[1]. Une des dernières personnes qui se présentèrent ainsi fut une paysanne tenant à la main une jolie petite fille de cinq ans, amenée là Dieu sait pourquoi. Je venais de laisser tomber mon mouchoir humecté de larmes, et je me baissais pour le ramasser quand un cri perçant vint me faire tressaillir ; il me remplit d’un effroi tel que, dussé-je vivre cent ans, il serait toujours présent à ma mémoire ! À présent même, en y songeant, je me sens frissonner encore. Je levai la tête… Sur le siège placé près du cercueil, la paysanne maintenait tant bien que mal son enfant, qui, se débattant, repoussant sa mère, détournant sa tête d’elle, — et de ses yeux effarés ne quittant pas le visage

  1. Coutumes populaires en Russie.